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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
16 janvier 2011

La couleur des sentiments (Kathryn Stockett)

                                 La couleur des sentiments

 

 

La_couleur_des_sentimts_crop            Je suis très reconnaissant à Pierre Girard, le traducteur de ce premier roman de Kathryn Stockett (The Help), pour ce titre accrocheur qui a immédiatement retenu mon attention. Ayant, pendant quelques années, côtoyé de près des collègues blancs entourés de leur valetaille noire à longueur de journée, je n'ai jamais cessé de me demander le type de sentiments que celle-ci nourrissait à l'égard de la relation qui la liait à ses maîtres et surtout aux enfants dont elle avait la charge quotidienne. D'autre part, parmi mes connaissances blanches personnelles, certains comportements des enfants nés et élevés en partie en Côte d'Ivoire par des domestiques noires ont suscité en moi bien des interrogations pour que La couleur des sentiments soit pour moi un titre très évocateur. La relation maîtres blancs et domestiques noires avec au milieu les enfants est en effet le sujet du livre.

 

            Au début des années soixante, dans la petite ville de Jackson dans le Mississipi, ce sont les négresses qui s'occupaient de la maison des Blancs. Entendez par là, la cuisine, le ménage, les enfants ; exactement comme dans les villes africaines au temps doré des coopérants blancs. En Amérique comme en Afrique, nous savons que dans cette relation de maîtresses blanches et de domestiques noires, les enfants des premières élevés par ces dernières finissent presque toujours par épouser les pensées de leurs parents et suivre leurs habitudes. Mais plus qu'ailleurs, dans les pays où le racisme est institutionnalisé, ceux-ci leur apprennent à tuer en eux tout sentiment d'amour à l'égard de la race de leurs nourrices en les avilissant sous leurs yeux et en leur enseignant à les mépriser. Mais il arrive qu'un jour, un des enfants dise « mais maman, c'est elle qui m'a élevé », devenant ainsi une excroissance, une « anomalie » de la société blanche. Voilà donc un livre qu’une Blanche issue de cette catégorie d’enfants écrit sur ce qui la dérange, « en particulier sur ce qui ne dérange qu'elle ».

 

            Pour ma part, malgré le lien étroit qui l’a liée à un moment de sa vie aux Noirs, j'ai tout de suite douté qu'une Blanche soit capable d'écrire un livre aussi vrai sur les sentiments des Noirs à l'égard des Blancs. Non, me disais-je, il n'est pas possible qu'une Blanche sache avec autant de précision les sentiments des Noirs ! J’ai la ferme conviction qu'à force de dire des mensonges sur les Noirs sans qu'ils aient leur mot à dire, ceux-ci ont pris depuis longtemps  l'habitude de ne jamais dire la vérité sur leur société. Ils préfèrent confier des mensonges aux Blancs afin de juger de l'usage qu'ils en feront. C'est d'ailleurs leur manière à eux de se moquer des Blancs. Car, comme dit la fable, « c'est un double plaisir de tromper le trompeur ». Puis, au fur et à mesure que j'avançais dans le roman, j'avais commencé à soupçonner l’auteur d'assembler les écrits de quelques bonnes sur leur condition et sur leurs expériences avec leurs maîtresses pour se bâtir une gloire. Oui, j’ai soupçonné l’auteur d’une telle vilénie.

 

            Tout lecteur de ce livre me pardonnera mes soupçons de plagiaire ou d'exploiteuse que j'ai eus pour Kathryn Stockett, et cela pour la simple raison qu'elle-même avait prévu ces sentiments à son égard. Du moins la narratrice blanche. Oui, il y a chez la narratrice blanche de ce livre la reconnaissance de cette incapacité à pénétrer les sentiments des Noirs. Et c’est cet aveu qui l'obligea à s'en remettre aux domestiques noires pour exprimer la réalité de leur expérience professionnelle et leurs sentiments. Ce détail est d'une grande importance parce qu'il grandit l'auteur dans l'estime du lecteur noir. Elle sait que dans ce livre, elle fait découvrir « de petites choses que d'habitude un Noir ne dirait pas à un Blanc ». Pour y parvenir, il lui a fallu peu à peu convaincre les bonnes d'accepter de se confier à une Blanche. Dans ce livre, l'auteur - comme la narratrice - tente constamment de montrer au lecteur que les domestiques qui livrent leurs témoignages sont les premières bâtisseuses de l'ouvrage.

 

            Le livre est en effet construit comme une série d'expériences domestiques vécues. Des expériences cruelles mais aussi savoureuses compte tenu de la personnalité de certains personnages aussi bien du côté des noires que du côté des maîtresses blanches. Trois personnages principaux - une Blanche à la recherche de sa nourrice et deux Noires - se relaient pour non seulement livrer leurs expériences ou cheminement mais aussi leur regard sur la vie des deux autres personnages. Les deux domestiques nous peignent ici des portraits d'une extraordinaire beauté de leurs maîtresses et de la vie quotidienne dans les foyers blancs. Un livre cruel certes, mais aussi plein de drôleries et de plaisantes réflexions. Le lecteur tremble pour les trois personnages si dissemblables quand, dans cette Amérique raciste des années 60, leur collaboration se fixe pour objectif la publication du livre qui deviendra La couleur des sentiments.

 

            Ce livre est un océan de plaisirs qui ne laissera indifférents ni les Blancs du monde de la coopération dans les pays africains ni les Noirs qui se posent tant de questions sur la vie que mènent les domestiques derrière les immenses clôtures des maisons des Blancs. Mais comme avec La couleur des sentiments nous sommes dans un pays où le racisme était érigé en principe social, les relations entre Noirs et Blancs sont faites de tensions permanentes qui tiennent le lecteur en haleine. 

 

Raphaël ADJOBI

Auteur : Kathryn Stockett

Titre : La couleur des sentiments

           Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par

           Pierre Girard.

 

Editions : Jacqueline Chambon, 2010

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