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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
25 juin 2011

Les faiblesses des médias français révélées par l'affaire Dominique Strauss-Kahn

               Les faiblesses des médias  français révélées

                      par l'affaire Dominique Strauss-Kahn

 

DSK aux USA 03Je vous donne à lire ici un excellent article d'Emmanuelle ANIZON, publié dans la revue Télérama du 25 mai 2011, dans lequel elle montre une presse française pleine de tabous et des secrets, incapable de mener des enquêtes hors des canaux officiels ; une presse française qui reprend les mêmes credo que les politiques quand il s'agit des moeurs sexuelles. Quand les médias se joignent presqu'unanimement aux hommes politiques pour juger qu'abuser d'une femme étrangère dans un hôtel où l'on est de passage relève de la vie privée, on se dit que quelque chose ne tourne pas rond dans l'esprit des journalistes français. Comment peut-on confondre adultère et viol ou tentative de viol ? Chez tous, la raison s’efface devant la longue amitié, la haute stature sociale et politique d’un français. Par ailleurs, l'article nous découvre le passé de Dominique Strauss-Kahn ; un passé fait de rumeurs persistantes puis de vérités non dénoncées ou étouffées. Un passé où cet homme apparaît comme un prédateur qui, en France, inspirait une véritable peur dans les milieux journalistiques féminins. Un article long, très long, mais riche, très riche ! Vous n'aurez pas besoin de lire un autre texte sur le sujet après avoir lu celui-ci parce qu'il est la somme et l'analyse de tout ce qui a été écrit. Dans les crochets sont placées mes brèves réflexions personnelles.   

 

        L'affaire DSK fera-t-elle évoluer les médias ?

La presse française savait que l'ex-président du FMI avait un "problème". Elle n'a pas enquêté. Doit-elle se remettre en cause ? Les rédactions s'interrogent.

                 Un article d'Emmanuelle ANIZON

 

            Quand il a été accusé par la femme de chambre, on a entendu « C'est un complot », « Ce n'est pas son style », ou encore « C'est un troussement de domestique » (Jean-François Khan) et puis, « Il n'y a pas mort d'homme » (Jack Lang). Quand il a été exhibé, non rasé, abattu, menotté dans le dos, au regard avide des médias, on a aussi entendu « Le pauvre », « Trop dur », « Aucun respect de la présomption d'innocence », « justice de barbares ». Robert Badinter, Elisabeth Guigou... [On n'a jamais lu ou entendu de tels propos quand Simone et Laurent Gbagbo ont été exhibés et livrés aux molestations des partisans de son adversaire]. Quand il a été incarcéré dans une prison sordide, il y a eu : « Mais il n'y a pas de cellule VIP ? Pas de traitement particulier ? » Quand enfin les médias américains ont attaqué leurs confrères français sur le thème : « Mais vous saviez qu'il avait un comportement sexuel étrange ? Vous n'avez pas enquêté ? », ils se sont entendu répondre : « Ce n'est pas notre job. »

            On pourrait encore, cruellement, égrener les exemples. Le choc DSK, dimanche 15 mai 2011, a d'abord été un choc de cultures : deux justices, deux mondes journalistiques et, à travers eux, deux visions de la société. D’un côté – on caricature un peu -, une Amérique puritaine, légaliste et égalitariste permettant à une parfaite incarnation du prolétariat mondial – une femme de ménage noire immigrée – d’attaquer en justice un des hommes les plus puissants de la planète. De l’autre – on caricature toujours -, une France latine, jouisseuse et machiste, respectueuses des puissants, avec ses réflexes de castes, ses connivences de classes, ses rapports incestueux entre journalistes et politiques… Le choc a fait mal. Immédiatement, la « bande grégaire et endogame des mâles blancs bourgeois » français, comme nous le souffle joliment le professeur de civilisation américaine à l’université de Nanterre François Cusset, est monté sur ses ergots pour défendre un des siens. BHL, l’autre star à initiales, a donné le ton en écrivant dès le lundi matin, sur son site, puis sur celui du Point, une « Défense de Dominique Strauss-Kahn », cet « ami de vingt-cinq ans ». Où l’on peut lire, entre autres : « J’en veux au juge américain qui, en le livrant à la foule des chasseurs d’images qui attendaient devant le commissariat de Harlem, a fait semblant de penser qu’il était un justiciable comme un autre » [C’est à peine croyable qu’un intellectuel français demande à ce que tout le monde ne soit pas traité de la même façon devant la justice !] , « à cette presse tabloïde new-yorkaise, honte de la profession », « à tous ceux qui accueillent avec complaisance le témoignage de cette autre femme, française celle-là, qui prétend avoir été victime d’une tentative de viol du même genre », etc. Certes, il n’a pas dit qu’il en voulait à la femme de chambre. Face à ce brillant réquisitoire, les médias américains ont répliqué violemment, comme cet éditorialiste de la National Review : « Je suis fier de vivre dans un pays dans lequel une femme de chambre peut faire débarquer un dirigeant international d’un avion en partance pour Paris. Si ce genre de chose est impossible en France, eh bien, honte à la France et à Lévy. » Le New York Time, en une, a même brocardé le "code of silence" des médias français, hérité des secrets d’alcôve de la royauté, s’étonnant par exemple « qu’il n’y ait eu aucune investigation journalistique quand M. Sarkozy a nommé Frédéric Mitterrand ministre de la Culture, alors qu’il avait écrit des mémoires décrivant en détail comment il avait payé pour coucher avec de "garçons" en Thaïlande ».

 

            On s’est invectivé, on a discuté. Les Latins sont venus se défendre dans les médias anglo-saxons, et vice versa. Au fil des jours, le débat a évolué. Dans les rédactions et les cafés, on s’est interrogé : Qu’avait-on su qu’on aurait dû dire ? Faut-il enquêter sur la vie privée ? [Mais forcer une étrangère à avoir avec vous une relation sexuelle alors que vous êtes de passage dans un hôtel relève-t-il encore de la vie privée ? Je dis NON !] Et si oui, où mettre le curseur ? Où finit la drague, où commence le harcèlement ? A partir de quand un comportement privé a-t-il un impact sur la sphère publique ? Est-ce qu’un comportement sexuel « hors norme » a une conséquence sur la capacité à gouverner, comme le pensent les Américains ? Que révèle cette affaire DSK de nos manquements démocratiques ?

 

  « Les filles ne portent pas plainte car on vit dans un pays

     Horriblement macho où les puissants sont protégés »

                     Sylvie pierre-Brossolette, Le Point.

 

Nafissatou Diallo 0004            Sur DSK, tout le monde a dit « on savait ». Mais on savait quoi ? Dans les rédactions, on savait par exemple que le politique multipliait auprès des consoeurs les remarques lourdes, textos insistants, gestes appuyés, rendez-vous pièges… à tel point que certaines journalistes n’allaient plus interviewer DSK seules. Et que l’une d’entre elles aurait parlé de tentative de viol sans porter plainte. Aurait-il fallu alors enquêter ? Ce n’est pas dans la tradition française [Quel aveu terrifiant sur l’esprit français !], comme l’a vérifié Lucie (nous l’appellerons ainsi), jeune et jolie journaliste dans un quotidien du Val-d’Oise. En 2003, DSK lui donne rendez-vous pour une interview au bar d’un hôtel luxueux du 8è arrondissement de Paris, le Royal Monceau. Elle est intimidée, face à l’ancien ministre de l’Economie. Mais sur place, pas moyen de poser une question : DSK, devant son Perrier (dans lequel il rince sa lentille), ne lui parle que de sa beauté. Les chambres ne sont pas loin, juste au-dessus. Elle refuse de comprendre. Voyant qu’il ne se passera rien, il se lève et s’en va, coupant court à l’entretien. « Il ne s’est rien passé de grave, raconte-t-elle. Mais la grossièreté, le sentiment d’impunité tranquille… on se sent désarmée. » Lucie a raconté à sa rédaction. En a même ri. Parce que, dans le pays de la gaudriole, il faut en rire. Il y a tellement d’histoires de cul entre politiques et journalistes. Lucie n’a jamais rien écrit sur le sujet. Parce que ça ne se fait pas, que tout ça n’est pas grave. « Ce n’était pas un crime », comme on a si souvent entendu dire ces derniers jours. [C’est la même réalité concernant les propos racistes des hommes politiques] il lui est juste resté ce petit malaise qui explique qu’aujourd’hui encore ces journalistes, pour certaines connues et écrivant en ce moment sur l’affaire, ne veulent pas qu’on les cite, gênées. « Je comprends qu’une fille ne porte pas plainte, même pour quelque chose de grave, remarque Lucie, qui travaille aujourd’hui dans un quotidien national. La société ne nous protégerait pas, nous pointerait du doigt, notre carrière sera barrée. » [C’est le même raisonnement que font les Noirs de France] Sylvie Pierre-Brossolette, directrice adjointe de la rédaction du Point, le journal qui publiait lundi la tribune enthousiasmante de BHL, résumait jeudi sur France Inter la situation : « Les filles ne portent pas plainte parce qu’on vit dans un pays horriblement macho, où la police a plutôt tendance à étouffer les affaires, les puissants sont protégés. » [Les Noirs ne peuvent que se réjouir de lire que ce qu’ils dénoncent depuis toujours soit reconnu comme une réalité par les femmes] Sans plainte, on ne peut pas écrire. Trop risqué. « On a cherché, pourtant, affirme un ex-journaliste de Libé, mais on n’a jamais trouvé de vraies preuves ».

 

            Pendant toutes ces années, les médias se sont donc contentés d'un adjectif, "séducteur", et ont tourné autour du pot. A l'image de cet échange, paru dans L'Express en 2006 : à Dominique Strauss-kahn, l'hebdomadaire demande : "vous avez la réputation d'être un séducteur [mot très flatteur pour les hommes], craignez-vous le pouvoir de la rumeur dans la vie publique ?" Il répond : "Ce n'est pas une arme que j'utiliserai." A Anne Sinclair, le journaliste souffle un "souffrez-vous de la réputation de séducteur de votre mari ?" Elle rétorque : "Non, j'en suis plutôt fière ! [Voilà une femme qui confond séduire - synonyme de courir après les femmes pour les faire tomber en faute - et plaire qui veut dire susciter à la fois l'admiration et l'envie] C'est important de séduire pour un homme politique [Elle confond "séduire un public" et "séduire une femme"]. Tant que je le séduis et qu'il me séduit, cela me suffit. Je sais bien que, dans une campagne, les attaques ne se situent pas toutes à des niveaux stratosphériques, mais je suis un peu blindée sur le pouvoir de la rumeur". Elle a couru la rumeur. A la radio, Laurent Gerra finissait invariablement ses imitations de Dominique Strauss-Kahn par "I want to fuck" ; Stéphane Guillon appelait toutes les femmes de la station à se planquer à l'arrivée du patron du FMI. Le public riait (Note de l'auteur : Stéphane Guillon a fini par être viré). En 2006, le livre Sexus politicus brise le tabou, raconte dans un chapitre consacré à DSK sa vie de partouzeur, ses indélicatesses avec les journalistes et l'histoire de Tristane Banon, la jeune journaliste-romancière qui affirme avoir subi une tentative de viol en 2002, lors d'une interview de DSK. Le livre est un best-seller, vendu à deux cent mille lecteurs, traduit dans plusieurs langues... Bizarrement, rien ne bouge. Lorsque Dominique Strauss-Kahn est nommé à la présidence du FMI, en 2007, le journaliste de Libération Jean Quatremer, spécialistes des institutions internationales, écrit dans son blog : "Le seul vrai problème de Strauss-Kahn est son rapport aux femmes. Trop pressant, il frôle souvent le harcèlement. Un travers connu des médias, mais dont personne ne parle (on est en France). Or, le FMI est une institution internationale où les moeurs sont anglo-saxonnes. Un geste déplacé, une allusion trop précise, et c'est la curée médiatique." Le, blog fera à peine quelques vaguelettes. Lorsqu’en 2008 un journal américain révèle que Dominique Strauss-Kahn est soupçonné d’avoir abusé de sa position pour obtenir, au sein du FMI, les faveurs d’une subordonnée – ce que l’institution interdit -, le scandale éclate. Anne Sinclair monte au créneau pour défendre son mari, le FMI étouffe ce qui est présenté finalement comme un banal adultère. Et tout le monde (Français et Américains d’ailleurs) se fiche bien de ce que ladite subordonnée écrira, dans une lettre adressée au board du FMI : « M. Dominique Strauss-Kahn a un vrai problème, qui le rend inapte à diriger une institution où les femmes travaillent sous ses ordres. » Là encore, l’affaire se tasse. Et quand la candidature de DSK à la présidence de la République française se précise, la presse de gauche, ravie de son brillant champion, soutient sa campagne… et retient son souffle.

 

            Dimanche, la violence de la claque a surpris tout le monde. L’affaire délie les langues. Dans les médias, on évoque déjà d’autres histoires, d’autres témoignages mettant en cause l’ex-patron du FMI… Mais ensuite ? Juste avant la présidentielle, l’affaire DSK va-t-elle ouvrir une nouvelle ère pour les médias français ? Chacun va-t-il aller débusquer sous ses tapis les petites histoires jusque là tues de mœurs, de tromperies et cure de « désintox » ? [Il ne faudra tout de même pas confondre adultère et agression sexuelle ou tout autre forme de pratique sexuelle qui conduit généralement le commun des français devant les tribunaux] Verra-t-on d’autres Bill Clinton, Gary Hart ou Eliot Spitzer fauchés en pleine ascension politique ? Les rédactions s’interrogent. Libération a même publié une page sur ces questionnements et ces déchirements internes. Conclusion : « Au vu de la vigueur des échanges depuis trois jours, on peut dire qu’il existe à Libé autant de points de vue que de journalistes, ou presque. » Ambiguïté, tortillements… Globalement, les journalistes français refusent de tomber dans la pudibonderie et l’hypocrisie à l’américaine, craignent les dérives et s’accrochent à l’article 9 du Code civil : « Chacun a droit au respect de sa vie privée. » Nicolas Demorand écrit que Libération « continuera à respecter la vie privée des politiques [En d’autres termes, si ce qui est arrivé aux Etats-Unis se produisait en France, on ne devrait pas en faire cas]. C’est un principe démocratique hypocrite aux yeux de certains, mais fondamental. Imparfait mais nécessaire [Pour les hommes ou pour les femmes ?]. Mettre ce principe au rancart conduirait à favoriser à court, très court terme, la victoire du « buzz » et du « trash » au nom de l’information de qualité ». Le Canard enchaîné explique que « L’information s’arrête à la chambre à coucher »… Edwy Plenel de Médiapart dit la même chose à la télé. Philippe Martinat, du Parisien, aussi : « Si la vie privée n’influe pas sur la vie publique, on n’a pas à en parler. » Jean Lesueur, directeur de la rédaction de France 24, n’est pas du tout d’accord : « Quand Pompidou part rencontrer Brejnev, alors que tout le monde sait qu’il est malade et très diminué par sa maladie ? Quand les médias racontent que François Mitterrand voit Kadhafi alors qu’il passe des vacances en Libye, avec sa fille Mazarine ? » Et va plus loin : « Et quand un dirigeant a des comportements qu’il n’assume pas et qui pourraient servir à du chantage ? »

 

            En 2007, Béatrice Vallaeys, directrice adjointe de la rédaction de Libération, avait commandé un portrait de « DSK, président du FMI » à sa correspondante aux Etats-Unis, en lui disant : « Vas-y avec le photographe, pas seule. » A l’époque, rien n’avait transparu de cette conversation dans l’article. Aujourd’hui ? « Je lui dirais d’y aller, mais de raconter l’attitude de DSK dans son papier. Enfin… je crois. »

 

Emmanuelle ANIZON

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18 juin 2011

Appel du 18 juin : Critique de l'esprit français et hommage aux soldats africains

             Appel du 18 juin : Critique de l'esprit français

                          et hommage aux soldats africains 

 

A la fin du mois d'octobre 2006, j'avais écrit un article dans lequel je critiquais le qualificatif "cartésien" souvent accolé à l'esprit français. J'avais alors trouvé dans le film "Indigènes", sorti la même année, et les remous politiques qu'il provoqua, les arguments suffisants pour fustiger ce que je considérais comme un abus de langage. C'était l'esprit français que j'attaquais. En ce jour de commémoration de l'appel du 18 juin, mes pensées vont vers tous les Africains qui ont été convoyés sur les différents fronts européens au nom de la liberté de la France et des français. Payés en monnaie de singe, les promesses faites sous l'ère Chirac ne furent concrétisées que récemment, au moment où ces combattants pour la liberté de la France ne sont guère que quelques rares individus à rester encore en vie.  

de Gaulle à Brazza 2 

           « Indigènes », la France n’est pas cartésienne

 

                Dans l’esprit de nombreux intellectuels et hommes politiques français, la France est drapée dans le magnifique manteau de la pensée de Descartes. On se plaît à affirmer avec beaucoup d’orgueil que l’esprit français est rationnel, cartésien.

                Et c’est la même fierté qui enfle le cœur du français lorsqu’il affirme à haute et intelligible voix qu’il vit dans un pays de liberté, d’égalité et de fraternité, oubliant totalement que ces trois notions ne sont point une réalité concrète mais plutôt un idéal à atteindre. Oui, c’est se tromper par excès d’orgueil que d’affirmer avec les hommes politiques et les journalistes prétentieux que règnent en terre de France la liberté, l’égalité devant la loi et la fraternité entre les citoyens. Au moment du choix de cette devise, ce n'était point l’idée qui animait ses initiateurs. Cela, personne ne peut en douter. Plus humblement, les pères de cette devise fixaient au peuple français un idéal vers lequel ils voudraient qu’il tende en toute circonstance ; un idéal qui se voulait le moteur des actions.

Il est donc temps que nous quittions cet air prétentieux qui nous porte sans cesse à affirmer ce qui n’est point. Il faut se garder d’être ridicule à force de s’envoyer des fleurs ou de se tresser des lauriers. Être français ne signifie point que l’on est meilleur ou pire que les autres ; et surtout il ne faut point croire qu’être français signifie que l’on est rationnel dan sa manière de concevoir l’égalité ou la justice sociale. Être français ne signifie en aucune façon que l’on est cartésien du simple fait que Descartes est français.

                Il me suffit, pour illustrer ma pensée, de rappeler ici les conséquences  de la sortie du film « Indigènes ». Quel homme politique, quel journaliste français, quel citoyen français ignorait – avant la sortie de ce film – que les Africains ont été nombreux à venir se battre pendant la deuxième guerre mondiale pour la libération de la France ? Quel homme politique, quel journaliste, quel citoyen français ignorait – avant la sortie de ce film – que ces Africains, une fois la guerre terminée se sont retrouvés avec des soldes dérisoires alors que les anciens combattants français étaient gracieusement récompensés ? Quel homme politique, quel journaliste n’a jamais entendu le cri de détresse des anciens combattants africains demandant justice par le versement d’une solde égale à celle des anciens combattants français.

                Face à leurs cris, face à leur douleur, face à leur misère, le prétendu esprit rationnel français est toujours resté aveugle et sourd. C’était à croire que si la raison n’a point de cœur, elle n’avait point d’yeux ni d’oreille non plus.

                Puis sortit le film « Indigènes ». Lors de sa première projection, l’épouse du président de la République aurait été émue aux larmes et aurait dit à son illustre mari : « Jacques, il faut faire quelque chose ». Sitôt dit, sitôt fait. Les élus du peuple proclamèrent en grande pompe l’avènement de l’égalité des soldes entre tous les anciens combattants de la dernière guerre qui ont défendu la France sous sa bannière. Voilà enfin les anciens combattants africains Libres et Egaux avec les anciens combattants français.

                Il me plaît de souligner ici combien il est regrettable que la raison soit incapable de reconnaître l’injustice là où le cœur la sent profondément. Il a suffi qu’une reine émue demande à son prince de satisfaire un de ses désirs pour que l'on songe à accorder l'égalité devant la loi à de milliers d’anciens combattants qui en étaient privés. 

                Sincèrement, il me semble que l’effet produit par la sortie de ce film peut être vu tout simplement comme la volonté de satisfaire le caprice d’une princesse que comme la juste et rationnelle réparation d’une injustice longtemps consciemment ignorée.

 

Raphaël ADJOBI

 

(Jeudi 26 octobre 2006 ; première publication : décembre 2006)

13 juin 2011

Le Bilan de l'intelligence (une conférence de Paul Valéry)

                                 Le Bilan de l’intelligence

                                         (Réflexions de Paul Valéry)

Le bilan de l'intell 

            Ce petit texte d’une soixantaine de pages édité en petit format par les éditions Allia est le fruit d’une conférence prononcée par Paul Valéry le 16 janvier 1935 à l’université des Annales. Un constat de l’intelligence humaine devant les faits du monde dont l’homme est à la fois le témoin et l’agent qui résonne encore, plus de soixante ans après, comme une triste réalité. Ce constat, c’est le désordre sans borne que « nous trouvons autour de nous comme en nous-mêmes, dans nos journées, dans notre allure, dans les journaux, dans nos plaisirs, et jusque dans nos savoirs. »

 

            Ce désordre, selon le conférencier, tient avant tout à une conception moderne du temps. « Nous ne savons plus féconder l’ennui », l’idée même de durée nous est insupportable ; il nous faut constamment chercher à remplir le vide. Aussi, nous multiplions les productions, les « nouveautés dans tous les domaines ».  Aujourd’hui, on n’attend pas de sentir un besoin pour chercher une solution ; on invente pour ensuite susciter le besoin. Ces brusques développements des choses sont venus interrompre une tradition intellectuelle. Ainsi, la continuité que nous connaissions dans les esprits et faisait que, d’une part, l’homme cherche dans le présent la suite et le développement des choses passées, et d’autre part qu’il cherche à déduire de ce qu’il sait du présent quelques éléments pour appréhender le futur sont une tradition oubliée ou perdue. « Nous ne regardons plus le passé comme un fils regarde un père, duquel il peut apprendre quelque chose, mais comme un homme fait regarde un enfant », conclut-il dépité.

 

            Paradoxalement, le désordre dont il est question et qui est la conséquence d’un développement intellectuel intense ne permet pas à notre intelligence de s’adapter à son évolution. Toutes les productions humaines ont été faites « sans ordre, sans plan préconçu », et surtout sans égard pour la nature humaine et sa capacité d’adaptation à l’évolution des choses produites. En d’autres termes, l’esprit humain semble ne pas surmonter ce qu’il a fait. « Tout ce que nous savons, dit Valéry, tout ce que nous pouvons, a fini par s’opposer à ce que nous sommes ». Nous voilà bien ! diriez-vous.                   

 

            Si nous nous inquiétons aujourd’hui de la vitesse des productions de notre monde, c’est certainement parce qu’au fond de l’être humain le besoin de quelque stabilité est une nécessité vitale. Nous avons besoin, comme dirait Montaigne, de nous sentir dans une assiette certaine. Ce qui permet à Paul Valéry de conclure que « ce monde prodigieusement transformé » par l’intelligence humaine n’est peut-être rien d’autre qu’une période de transition. Qu’est-ce à dire ? Ici, je reprends l’exemple donné par Valéry lui-même pour mieux vous faire comprendre pourquoi nous vivons sans doute une époque de transition. Imaginez une femme en âge de procréer. Cette femme est à « une époque de stabilité ». Puis vient un jour où elle tombe enceinte. Elle entre dès lors dans une époque de transformation ou « une époque de transition » qui aura son terme. A la naissance de l’enfant, elle entrera dans une nouvelle époque de stabilité. La situation actuelle du monde s’apparente fort – dit Valéry – à une époque de transition comme celle décrite. « Qui sait si toute notre culture n’est pas une hypertrophie, un écart, un développement insoutenable qu’une ou deux centaines de siècles auront suffi à produire et à épuiser ? ». En d’autres termes, une espèce de poussée de fièvre qui se calmera et disparaîtra sûrement.   

 

            Mais alors, me direz-vous, pourquoi s’inquiéter ? Malheureusement, disons-le, il y a de quoi à être inquiet. En attendant la traversée de cette période de transition dont nous ignorons la durée, l’esprit humain – puisqu’il s’agit de lui – court un risque majeur : le retour vers l’animalité. C’est vrai, la souplesse de l’intellect est admirable, dit Valéry ; mais il n’est pas certain qu’il résiste indéfiniment au traitement inhumain, aux excès que nous lui infligeons et qui émoussent notre sensibilité. Aussi, conclut-il sur ce chapitre, « Tout l’avenir de l’intelligence dépend de l’éducation, ou plutôt des enseignements de tout genre que reçoivent les esprits. »

 

A ce stade de son exposé, Paul Valéry entreprend une sévère critique de notre système d’enseignement qui, selon lui, participe au désordre de notre temps qu’il vient de peindre. Le diplôme que notre système éducatif a érigé en valeur absolu lui apparaît comme le pire ennemi de la culture puisque le minimum exigible devient l’objet des études et non point la formation de l’esprit. On peut convenir avec lui que le diplôme qui passe parmi nous pour savoir n’est en fait que le brevet d’une science momentanée. Valéry le juge même « mauvais parce qu’il crée des espoirs, des illusions de droits acquis ».

 

            Ce livre est un concentré d’intelligentes réflexions sur l’état du monde et de l’esprit humain. Il nous rappelle que devant nos productions désordonnées et notre passion de l’immédiateté, notre sensibilité s’émousse. L’effacement des intellectuels devant les politiques et les débats futiles nous le montre assez. Remettre ce texte sous nos yeux, c’est nous appeler à un examen de conscience devant les productions de notre esprit qui, après nous avoir émerveillés, commencent à nous inquiéter.    

 

Raphaël ADJOBI

 

Auteur : Paul Valéry

Titre : Le Bilan de l’intelligence (61 pages)

Editeur : Editions Allia, 2011.

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