Ecrire pour sauver une vie, Le dossier Louis Till (John Edgar Wideman)
Ecrire pour sauver une vie
Le dossier Louis Till
(John Edgar WIDEMAN)
Qui est Louis Till ? Réponse : c’est un de ces nombreux soldats noirs-américains engagés sur les champs de bataille, en Europe, durant la seconde guerre mondiale et qui ont fini exécutés par leur propre hiérarchie parce qu’ils ont été accusés d’avoir violé une Blanche. L’écrivain français Louis Guilloux, qui avait servi d’interprète dans ces nombreux procès ayant abouti à la condamnation des Noirs, évoquait ce sujet dans son livre OK, Joe ! ; un témoin de ces procès au dénouement connu d’avance auquel l’Américaine Alice kaplan avait rendu hommage dans The interpreter.
Pourquoi John Edgar Wideman revient-il sur la sentence qui a condamné à mort Louis Till si nous la savons inique au même tire que tous les autres ? Y a-t-il des éléments nouveaux qui appelleraient à la révision de son procès ? Non ! L’auteur revient sur le procès et la mort de Louis Till pour essayer de comprendre la logique implacable qui structure la pensée de l’Américain blanc dès lors qu’il y a dans son récit la présence ou la marque d’un Noir. C’est aussi pour extirper de son être la place prise par cet homme et son fils et se sauver lui-même en les oubliant. Car ce livre est aussi le récit de sa propre vie bercée par ces deux noms de l'histoire américaine.
Figurez-vous qu’en 1955 – dix ans après l’exécution de son père en Europe – « Emmet Till, âgé de quatorze ans […], prit un train à Chicago pour aller voir de la famille dans le Mississipi. Quelques semaines plus tard, un autre train rapportait sa dépouille. Emmet Louis Till avait été assassiné parce qu’il était noir et avait prétendument sifflé une femme blanche ».
Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis cet événement, mais le visage d’Emmet Till continuait de hanter l’auteur parce qu’il avait alors, comme la victime, quatorze ans. Mais plus que cela, c’est le lien logique que le juge et le « jury d’une blancheur immaculée » ont établi entre le crime de viol qui a condamné le père en 1945 et le prétendu sifflet qui a abouti au lynchage du fils qui n’arrête pas d’ébranler John Edgar Wideman. Tel père, tel fils, avaient donc conclu les Blancs. Jugement logique et imparable !
Pour John Edgar Wideman, le jugement de Louis Till – comme le sort infligé à son fils – est comme « n’importe quel bon roman à l’ancienne. Il se déploie peut-être d’un bout à l’autre du monde connu, mais au moment de la scène finale, l’intrigue est résolue, les comptes réglés, l’ordre rétabli, les personnages ont ce qu’ils méritent ». Ce qui veut dire que l’histoire est racontée par quelqu’un qui a tout dirigé de la seule façon possible afin qu’elle se termine « comme elle est censée se finir dès le premier mot de la première page ».
John Edgar Wideman arrive donc à cette conclusion que « le crime de Till est un crime d’existence […]. Que Louis Till enfreigne ou pas la loi, la justice considère son existence comme un problème. Louis Till est une mauvaise graine qui, tôt ou tard, éclatera et en sèmera d’autres. Till nécessite une action préventive ». C’est pourquoi, selon lui, l’armée a entrepris plutôt une mission qu’une enquête. Pour les Blancs, la peau noire est intimement liée au viol. Elle est le moteur « prévisible de la concupiscence et de la violence bien connues qui bouillonnent […] dans le sang noir des soldats de couleur[…] Tous les individus noirs de sexe masculin étant coupables de vouloir violer les femmes blanches, aucun soldat noir pendu par les agents ne pouvait être innocent ». Parce que la peau noire et le viol constituent "une rébellion de pulsions ataviques incontrôlables", on comprend pourquoi « d’un bout à l’autre des Etats-Unis, les tribunaux continuent encore et toujours à relaxer des assassins comme si les vies noires auxquelles ils ont mis fin ne comptaient pas ».
Raphaël ADJOBI
Titre : Ecrire pour sauver une vie, le dossier Louis Till, 224 pages
Auteur : John Edgar Wideman
Editeur : Gallimard, 2016, traduction de Catherine Richard-Mas.