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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
12 janvier 2020

La repentance : la leçon d'Elizabeth Eckford à Hazel Bryan

                          La repentance :                      

       la leçon d'Elizabeth Eckford à Hazel Bryan

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Les faits historiques :

            Le 17 mai 1954, la Cour constitutionnelle des Etats-Unis déclare la ségrégation raciale anticonstitutionnelle dans les établissements scolaires publics. Le 4 septembre 1957, à Little Rock, dans l'état d'Arkansas, en voulant pousser la porte d'un lycée, neuf adolescents noirs ont dû affronter la haine raciale de la communauté blanche. Les policiers venus en grand nombre sur place n'ont rien fait pour les protéger alors qu'ils baissaient la tête sous la pluie d'insultes, de crachats et de menaces de mort. Elizabeth Eckford, 15 ans, était du groupe. Dans la foule des Blancs criant leur haine juste derrière elle, Hazel Bryan, une jeune fille de 17 ans, montrait plus de colère que tout le monde et lui criait sans discontinuer : «Rentre chez toi, en Afrique !» En larmes au milieu de la foule haineuse, Elizabeth réussit à s'installer sur un banc en attendant d'entrer dans l'enceinte du lycée. C'est alors qu'un homme blanc se met derrière elle comme pour la protéger de son corps, lui pose une main réconfortante sur l'épaule et lui murmure : «Ne pleure pas ; ils ne méritent pas tes larmes».  

            Quarante ans plus tard, le 20 septembre 1997, le photographe Will Counts qui avait immortalisé la scène de ces cris vociférés par la jeune fille blanche dans le dos de la jeune noire, réunit les deux femmes pour une scène de réconciliation. Une scène d'apparence belle pour le public américain abonné au «happy end». 

Elizabeth Eckford et Hazl Bryan 2

          A vrai dire, l'idée de la réconciliation est venue de l'historienne blanche Elizabeth Jacoway, originaire elle aussi de l'Arkansas, mais pas du même lycée. Elle voulait que les deux jeunes filles, devenues des dames quarante ans plus tard, se rencontrent afin, si possible, d'engager le dialogue et voir si elles pourraient se réconcilier. Ce qui signifierait que la Noire aurait pardonné à la Blanche. Clairement une façon d'effacer un peu un passé honteux qui pèse sur les Blancs du sud des Etats-Unis. La photo de 1997 est donc censée remplacer la photo humiliante de 1957 qui a fait le tour du monde. Suite à la nouvelle photo, les deux femmes entreprennent des conférences communes devant les élèves et les étudiants, des interventions communes sur les plateaux des chaînes de télévision. La Blanche est consciente qu'il a dû être difficile pour la Noire de subir des insultes quotidiennes durant cette année scolaire ; la Noire est conscience que la vie de la Blanche a dû ne pas être facile avec cette photo de sa haine manifeste qui a fait le tour du monde. Mais la vérité de l'histoire, c'est ce qui s'est passé en septembre 1957.

            Elizabeth Eckford est persuadée qu'en 1957, Hazel Bryan, qui n'était pas une élève du lycée de Little Rock, a passé son temps à agiter en sous-main les provocateurs. C'était une des meneuses de l'année insupportable qu'elle a vécue avec ses huit autres camarades. Mais chaque fois qu'elle demande à Hazel ce qu'il s'est passé, comment elle a vécu cette année-là, celle-ci est restée évasive ; et surtout, elle assure qu'elle ne se souvient de rien, comme si elle était frappée d'amnésie. Une façon de laisser croire que le choc de la photo a été trop fort pour elle ou qu'elle-même a été traumatisée par ses propres vociférations au point de les avoir oubliées ? En tout cas, elle avait même oublié ses propos ségrégationnistes et racistes prononcés devant les télévisions après l'événement de septembre 1957 qui avait fait d'elle une vedette locale ! Mais Elizabeth n'est pas dupe des silences de Hazel sur son passé ; surtout qu'elle apprend que chez elle, avec ses parents et ses amis, Hazel continue à avoir des propos parfois racistes. C'est ainsi qu'Elizabeth va s'éloigner d'Hazel. Les deux femmes vont se séparer définitivement et ne plus se parler.

La leçon de l'histoire :

            Le temps passant, la série de la belle photo de réconciliation est épuisée et l'immense poster affiché devant le lycée de Little Rock défraîchi. La question de la réédition du poster se pose alors en 2000. Hazel est tout à fait d'accord parce que ce poster représente sa mémoire réhabilitée. Ceux qui savaient les sentiments de Hazel loin d'être honnêtes s'attendaient à un refus d'Elizabeth. Non, elle ne va pas accepter cela une deuxième fois, se disaient-ils ! Eh bien, si ! 

            Elizabeth Eckford accepte la réédition et la vente du poster dans tout le pays ! Mais son accord est assujetti à une condition : elle demande qu'un petit texte soit apposé au bas de l'image. Un petit texte qu'elle voudrait non pas seulement un message pour elle et pour Hazel, mais pour l'humanité tout entière. Voici donc le message universel qu'elle demande au bas du poster : «Il ne peut y avoir de véritable réconciliation sans une reconnaissance sincère du passé douloureux que nous avons en commun»

            C'est dire qu'Elizabeth est prête à accorder son pardon à condition qu'Hazel Bryan reconnaisse sincèrement ce qu'il s'est passé à l'époque. On peut pardonner aux autres, mais à condition que la reconnaissance du passé douloureux soit sincère ! En clair, que Hazel Bryan ait présenté ou pas des excuses à Elizabeth Eckford, il lui restait la voie de la reconnaissance de la vérité, la voie de la reconnaissance de ce passé douloureux qui fait partie de leur histoire commune. En d'autres termes, il lui fallait avoir le courage de regarder la vérité en face. Voilà ce dont elle n'a pas été capable ! 

            Cette leçon nous fait clairement comprendre que toute personne ou tout peuple qui clame être opposé à la repentance montre sa volonté de demeurer dans le mensonge et s'octroyer la possibilité de continuer à agir selon ses seuls désirs. En effet, la repentance suppose à la fois la reconnaissance d'un acte condamnable, d'une faute, mais elle suppose aussi la profonde conviction de la nécessité d'un changement radical de comportement. Ce n'est pas parce que l'offenseur dit «pardon» qu'il doit se croire automatiquement pardonné. C'est suite à la reconnaissance du mal fait, suite à la reconnaissance de la vérité que l'offensé dit à l'offenseur : «je te pardonne». En d'autres termes, c'est à l'offensé qu'il appartient d'accorder ou non son pardon. Disons donc aux hommes et aux peuples à l'orgueil surdimensionné qui croient que l'on attend d'eux qu'ils prononcent le mot "pardon" qu'ils se trompent ! La vérité, c'est qu'ils sont incapables de regarder la vérité en face et qu'ils préfèrent demeurer dans le mensonge et la falsification des faits historiques ! 

Hazel Bryan indigne de toute considération :

            Dans un entretien accordé en décembre 1998 au journaliste Peter Lennon, pour le magazine The Guardian, Hazel Massery - née Bryan - révèle clairement - sans le vouloir, peut-être - que dans cette entreprise de réconciliation, elle était uniquement guidée par la réhabilitation de son image de fille blanche souillée par la photo de 1957 : «Je n'avais pas tout à fait 17 ans... Je n'étais pas sûre à cet âge de ce que je pensais... Je pense que la maternité fait ressortir la protection ou le soin d'une personne. J'ai ressenti un sentiment de profonds remords parce que j'avais fait du tort à un autre être humain à cause de la couleur de sa peau. Mais on est également à la recherche de secours et de pardon, bien sûr, plus pour soi-même que pour l'autre personne. J'ai donc téléphoné à Elizabeth Eckford». Oui, Madame Massery (née Bryan) voulait prendre soin d'elle-même. Elle voulait une image qui la réhabilite ; c'est tout ! La vérité, elle s'en moque. Eh bien, pour qu'elle réfléchisse - en même temps que tout le monde - au sens de la réconciliation, Elizabeth Eckford lui dit de manière définitive qu'«Il ne peut y avoir de véritable réconciliation sans une reconnaissance sincère du passé douloureux que nous avons en commun».

Raphaël ADJOBI

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8 juillet 2019

Barracoon (Zora Neale Hurston)

                                                   Barracoon

                                             (Zora Neale Hurston)

Barracoon

            Barracoon est le témoignage d'un Africain de la dernière cargaison américaine de la traite atlantique. Enlevé à 19 ans lors d'une razzia en 1859 et arrivé aux Etats-Unis en 1860, Lewis Cudjo - Kossoula (son nom africain) - sera un homme libre cinq ans et demi plus tard à la faveur de la guerre de Sécession. Ce n'est donc pas sa vie d'esclave qui constitue l'élément important de ce récit, mais son passé africain, l'attaque de son village et sa captivité dans un baracon de Ouidad dans l'actuel Bénin.

            Le mot barracoon - baracon en français - vient de l'espagnol "barracón" désignant à l'origine une "cabane" (du Catalan "barraca"). Cela laisse imaginer que les premiers comptoirs européens établis sur les côtes africaines étaient des constructions rudimentaires - mais déjà armées - où étaient entassées les victimes des razzias pratiquées par les Espagnols et les Portugais eux-mêmes. Mais bien vite, ces baracons vont devenir de véritables forts hautement sécurisés à la fois contre les Africains et surtout contre la cupidité des concurrents européens. Ces constructions étaient aussi appelés "captiveries". De mauvaise foi, les Français emploient aussi le mot "esclaverie" pour laisser croire que les Africains étaient déjà esclaves en Afrique ; alors qu'aucun historien n'a prouvé la pratique de l'esclavage dans les communautés vivant dans les forêts où les Européens pratiqueront la traite. Dans cette partie de l'Afrique, selon l'historien malien Tidiane Diakité, le captif de guerre devenait un membre de la famille et non un esclave. Malheureusement, les Européens emploient presque toujours le mot esclave à la place du mot captif, s'agissant des victimes de la traite atlantique.   

Fort négrier Ghana 3

            En tout cas, ce livre confirme les propos de l'historien Marcus Rediker qui écrivait en 2007 que «le premier moyen d'asservissement en Afrique était "le grand pillage" de villages entiers, auxquels on mettait le feu au milieu de la nuit. Les maraudeurs ennemis s'emparaient donc de familles, de clans et parfois même de communautés entières [...] et les vendaient généralement en gros - et non en détail - comme "prisonniers de guerre"» aux Européens des comptoirs qui les avaient armés. Une vente qui était en réalité le troc d'êtres humains contre de l'alcool, des parasols, des cotonnades et de la coutellerie (Théodre Canot - Confessions d'un négrier). 

            Le lecteur ne s'étonnera donc pas de constater que la colère de Lewis Cudjo soit portée avant tout sur le peuple africain qui l'a razzié avec les siens. Nous pensons que la rédactrice de l'avant-propos du livre, Alice Walker, a tort de voir dans la violence de la contribution des Africains à la déportation des leurs peinte par Cudjo un fait inédit qui ferait d'eux les grands responsables de la traite et de l'esclavage des Noirs dans les Amériques. Si Cudjo charge durement les ravisseurs africains c'est parce qu'il a le net sentiment que sa capture coïncide avec la perte de sa liberté ; et c'est parce qu'il est humain d'en vouloir avant tout à celui qui vous ressemble, qui est de votre terre et qui pourtant vous livre à l'étranger. Pour preuve, à la libération de la France en 1945, ce ne sont pas les Allemands qui ont subi la vindicte populaire des Français mais les Français qui ont collaboré avec l'ennemi. De même que la colère des Français contre ceux des leurs qui ont collaboré ne diminue en rien les crimes de l'Allemagne nazie, de même la colère des déportés africains contre les leurs ne diminue en rien le crime des Européens qui sont les planificateurs, les instigateurs et les bénéficiaires de la traite négrière atlantique. D'autre part, la collaboration des Africains à la traite atlantique n'a jamais été cachée ; Tidiane Diakité l'a affirmée et démontrée en 2010 dans La traite négrière et ses acteurs africains

            Le grand intérêt de ce livre est donc la confirmation de ce que tous ceux qui s'intéressent à l'esclavage savent déjà. Quant à ce qui rend ce témoignage émouvant, c'est le fait que Lewis Cudjo a gardé presque intact le souvenir de sa terre natale au point d'avoir vécu sa vie américaine avec la tête chargée d'images africaines.

Raphaël ADJOBI

Auteur : Zora Neale Hurston

Titre : Barracoon, 220 pages

Editeur : CC Lattès, 2019 (édition française)

17 mai 2019

A bord du négrier, une histoire atlantique de la traite (Marcus Rediker)

                                         A bord du négrier

                         Une histoire atlantique de la traite

                                                 (Marcus Rediker)

A bord du négrier

            Voici le livre dont la lecture change radicalement le regard de tous ceux qui ont une vision classique de la traite négrière enseignée dans les collèges et les lycées européens. A bord du négrier de Marcus Rediker permet une exacte connaissance des équipages des navires négriers qui partaient pour les côtes africaines avec pour objectif de remplir leurs cales de captifs à destination des Amériques. Tous les enseignants qui dissertent avec superbe de "commerce triangulaire" devraient lire ce livre afin de pouvoir parler avec justesse de ces fameux "commerçants" blancs dont la vie et le statut sont totalement absents des manuels scolaires et des livres d'histoire.

            Peut-on appeler "commerçants" les prisonniers et les pensionnaires des orphelinats embarqués de gré ou de force pour accomplir une sale besogne qui soulèverait le cœur de tout être humain non altéré par une condition déjà misérable ? Peut-on appeler "commerçants" de pauvres paysans qui s'engagent à faire le voyage vers l'Afrique parce que trompés par la promesse d'une vie de harem avec des négresses aux seins nus ? 

            Il est bon que chacun retienne que dans le système négrier, les commerçants sont les armateurs, les commanditaires des expéditions ; et les capitaines leurs principaux bras armés prêts à tout pour le succès de l'entreprise. Une fois éloignés des côtes européennes, «les capitaines transformaient leur navire en enfer flottant et se servaient de la terreur pour contrôler tout le monde à bord, marins et captifs». Il est bon de retenir aussi que cette violence répondait à une logique institutionnelle. C'est une violence qui fonctionne en cascade, du haut vers le bas : le capitaine et ses officiers tyrannisent les marins, et les marins à leur tour torturent les captifs. C'est aussi simple que cela !  Les marins eux-mêmes souvent battus et maltraités se vengeaient de leur situation sur les êtres impuissants qui étaient en leur pouvoir et dont ils avaient la charge. Selon un capitaine anglais repenti, devenu abolitionniste, le navire négrier est «un enfer pour les esclaves blancs et les esclaves noirs». Et il ajoute : «il n'y a pas entre eux l'ombre d'une différence si l'on fait abstraction de leur couleur de peau». Des marins blancs esclaves au XVIIIe siècle ! Combien sommes-nous à savoir cela ? Retenez enfin que par cette violence en cascade institutionnalisée, une certaine idée de la race, littéralement fabriquée - Blancs dominants et Noirs dominés - s'instaurait déjà durant le voyage vers les Amériques. En d'autres termes, avant même les plantations du Nouveau Monde, «chaque navire contenait en son sein un processus de dépouillement culturel venant d'en haut [se heurtant immanquablement à] un contre-processus de création culturelle venant d'en bas» (p.385) fait de révoltes, de multiplications des suicides et du refus de s'alimenter qui étaient des réponses collectives et individuelles à l'incompréhensible captivité.      

            Un autre aspect très important de la violence exercée par l'équipage à l'encontre des captifs est la violence sexuelle. Ce sujet peu abordé par les abolitionnistes montre à quel point il était délicat en Europe. C'est pourtant de «sauvages blancs», de prédateurs sexuels et de violeurs en série que quelques rares Anglais comme le révérend John Newton - lui-même ancien négrier et auteur de l'hymne "Amazing Grace" - ont osé qualifier les marins.  Nombreux sont ces Européens de basse condition qui s'engageaient dans les voyages négriers précisément parce que, avant tout, ils désiraient cet accès sans restriction aux corps des femmes africaines. C'est d'ailleurs le grand argument des armateurs et des capitaines pour recruter facilement de nouveaux marins. Car, d'une façon générale, compte tenu des dangers, ceux qui avaient déjà effectué un premier voyage ne se réengageaient que sous la contrainte. Le nom de certain bateau est tout à fait évocateur : Free love (Amour libre).

            Sachez donc qu'après la perte de ses treize colonies des Amériques en 1783, les abolitionnistes anglais n'ont pas eu besoin de plaider la cause des Noirs que les Européens ne voyaient pas ; il leur a suffi de montrer du doigt le sort qui était réservé aux jeunes marins sur les navires négriers, et combien ils étaient nombreux à revenir boiteux, aveugles, borgnes, plein d'ulcères et fiévreux, pour convaincre le gouvernement anglais de combattre les autres royaumes afin de les obliger à arrêter la déportation des Africains vers les Amériques.

            A bord du négrier est un livre magnifique, très riche, dont il est difficile de se séparer. Il vous permet de comprendre qu'une bonne connaissance de la traite négrière commence par une bonne connaissance de l'organisation du système négrier à partir de l'Europe. En effet, parler de commerce sans connaître le statut ou la condition des acheteurs, c'est se conduire comme un inconscient.

Raphaël ADJOBI       

Titre : A bord du négrier, une histoire atlantique de la traite, 523 pages.

auteur : Marcus Rediker.

Editeur : Seuil, 2013 ; édition originale en 2007

25 mars 2019

Toutankhamon le nègre ou le passé des Noirs et la fortune des Blancs

                                Toutankhamon le nègre

              ou le passé des Noirs et la fortune des Blancs

La momie de Toutankhamon

            L'exploitation abusive de la belle image du couvercle du sarcophage de Toutankhamon a fait de lui le pharaon le plus célèbre de notre temps. Ce parti pris qui laisse de côté tous les autres dirigeants de l'Egypte ancienne et de Koush (le Soudan actuel) auxquels leurs peuples ont dressé d'immenses sculptures et de somptueuses tombes en forme de pyramide n'est sûrement pas conforme à la renommée de l'homme dans l'histoire de ce royaume ancien. La qualité de conservation de la couverture de son sarcophage n'est nullement la preuve qu'il a été le meilleur de tous les pharaons ou le plus aimé.

Grande image

            Mais, au-delà de l'exploitation de l'image de ce pharaon, c'est l'idée que les Européens véhiculent depuis un siècle qui est écœurante. De même que les manuels scolaires et les livres d'histoire donnent l'impression que les châteaux d'Europe sont tombés du ciel, par miracle - parce qu'il n'est jamais fait mention des mains des paysans et des esclaves ou serfs qui les ont édifiés en maîtrisant de multiples techniques - de même ce pharaon semble ne pas avoir eu de peuple libre et donc pas de racine attachée à la terre d'Afrique. Oui, aujourd'hui, dans la conscience collective des Européens, l'Egypte semble ne pas faire partie du contient Africain. Et tout cela pour laisser croire qu'un tel homme ne peut être qu'un Blanc ! Soucieux de s'approprier le passé de ce royaume ancien, ils négligent son environnement géographique et humain. Tous les concepteurs des manuels scolaires et presque tous les historiens européens ont, pendant longtemps, travaillé à faire croire que les pharaons sont blancs et leurs peuples des esclaves noirs. 

Trois et une peinture

Egypyte tombe Toutankhamon

            En procédant ainsi au blanchiment de l'Egypte ancienne, les Européens ont réussi à faire de Toutankhamon une rente financière. En excluant sa négritude que dévoile sa momie et en ne présentant que la belle image du sarcophage, ils l'ont rendu acceptable aux yeux de tous les Blancs qui peuvent s'identifier à lui et l'inclure à leur histoire. Des livres, des statuettes représentant l'image du sarcophage se vendent parce que les Blancs ne le voient pas comme un nègre ! Et pourtant, c'est un nègre ! Et c'est sur ce passé nègre que prospère aussi aujourd'hui la population arabe qui occupe ce coin d'Afrique depuis le VIIe siècle de notre ère ; une population au physique gras et bedonnant n'ayant rien à voir avec les Egyptiens aux traits fin comme les populations noires actuelles de l'Ethiopie, de la Somalie, du Soudan, du Niger ou du Kenya où vivent les Masaïs. Non, l'environnement de l'Egypte a rarement compté pour les chercheurs européens. C'est d'ailleurs cet esprit négationniste qu'avoue Laurent Bavay, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale : «Aujourd'hui, nous ne sommes plus à la recherche de trésors [...] Nous cherchons à comprendre la civilisation égyptienne, sa culture, son économie ou son rapport à son environnement» (entretien publié sur le site de France inter le 24 mars 2019). En effet, l'approche analogique a toujours fait faire des progrès à la science. Mais concernant l'Egypte pharaonique, les Européens ont toujours exclu cette méthode de travail. Il ne fallait surtout pas chercher à établir un lien éventuel entre la culture des populations noires d'Afrique et l'espace appelé Egypte ancienne. Non, il ne fallait pas accorder de l'importance aux Noirs des environs en établissant un lien quelconque entre leurs cultures et celle de l'Egypte ancienne. 

Egypte ancienne 4

            Assurément, les Européens ont commis deux erreurs dans leur approche de l'histoire de l'Afrique. D'une part, en l'absence de traces écrites parmi les Noirs, ils ont décrété que ceux-ci n'avaient pas d'histoire ; par conséquent, la seule histoire qui mérite d'être enseignée à leurs yeux est celle de la conquête et de leur "œuvre" coloniale. En d'autres termes, comme le disent si bien Pierre Boilley et Jean-Pierre Chrétien (Histoire de l'Afrique ancienne VIIIe - XVIe siècle, documentation photographique) , les Blancs enseignent en réalité l'Histoire de l'Europe en Afrique et non l'histoire des Africains eux-mêmes. D'autre part, éblouis par l'Egypte ancienne, les Européens ont pris soin de l'isoler de ses racines africaines pour se complaire dans la contemplation de ses monuments et objets divers au lieu de l'étudier dans son milieu géographique et humain. Voici une conférence édifiante sur la falsification de l'histoire des Noirs et particulièrement de l'histoire de l'Egypte ancienne : https://www.youtube.com/watch?v=p6zv3NXRfLg&feature=share&fbclid=IwAR1fmz7X_2cmyaHIOwUv9AMyW5psjw_aJo8d1Pi_eM5tkXvLSs9XcroEv4o  

Images et texte 2

Raphaël ADJOBI

1 juillet 2018

Quilombos, communautés d'esclaves insoumis au Brésil (Flavio dos Santos Gomes)

                                           QUILOMBOS

               Communautés d'esclaves insoumis au Brésil

                              (Flavio dos Santos Gomes)

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            L'actualité sociale au Brésil en ce début du XXIe siècle est marquée par la revendication des populations noires du droit de propriété sur les terres que leurs ancêtres fuyant l'esclavage ont occupées durant des siècles ou des décennies avant 1888. Des terres disséminées sur tout le territoire, souvent éloignées des agglomérations ou des plantations gérées par les colons européens. On oublie en effet de souligner dans les manuels scolaires que la fuite des esclaves pour constituer des communautés libres était de très loin la première forme de lutte contre l'esclavage dans les Amériques. Flavio dos Santos Gomes vient donc nous le rappeler tout en nous montrant les différents visages de ces communautés d'esclaves insoumis appelées "quilombos" au Brésil.

            Depuis sa capture sur le sol africain, l'idée qui ne quitte aucun captif arrivant sur la terre du Nouveau Monde était la fuite vers la liberté. S'il est évident que sur les îles la sécurité des fugitifs dépendait souvent de la taille très variable du territoire, sur l'immense continent américain, très nombreux sont les captifs africains qui seront libres dès leur arrivée et transmettront à des générations de jeunes gens leurs savoir-faire de guerriers défenseurs des libertés. Contrairement aux idées reçues qui font des esclaves fugitifs - appelés "marrons" en France et "quilombolas" au Brésil - des êtres craintifs vivant de la chasse et de la cueillette dans des réduits inaccessibles, ce sont de vraies communautés villageoises avec leurs vergers, leurs champs d'ignames, de manioc, de riz, preuves de l'industrie des Africains que nous dévoile ici Flavio dos Santos Gomes. Il montre que ces communautés parvenaient même à échanger ou à vendre leurs productions dans les villes où les commerçants ne manquaient pas de se plaindre de cette concurrence clandestine. Non seulement les occupants des "quilombos" ou villages marrons ne se contentaient pas de vivre en autarcie ou de se défendre, mais ils étaient aussi capables de semer la terreur dans les plantations des colons où ils incitaient les autres esclaves à la fuite ou à la rébellion. Sans cesse soumis à la menace des Européens, la force d'un "quilombo" devait donc résider dans la volonté de s'imposer aux plantations des colons à travers les esclaves ou les maîtres auxquels ils exigeaient le paiement d'une taxe en provisions, armes ou argent.

            Par ailleurs, alors que les manuels scolaires nous font croire que les esclaves indigènes - faussement appelés "Indiens" - ont été remplacés par des Africains de manière systématique, ce livre montre que du XVIe au XVIIIe siècle l'esclavage dans les Amériques englobait indistinctement ces deux types de main-d'œuvre. Esclaves ou "libres", les "Indiens" étaient soumis au travail obligatoire dans les plantations.

            En s'attachant à la taille et à la puissance d'une foule de "quilombos" du Brésil, du Suriname, de la Guyane Française et de la Guyane hollandaise, à leur organisation économique et à leurs systèmes de défense parfois sophistiqués, l'auteur nous dévoile une Amérique esclavagiste où la figure de l'Africain apparaît intimement attachée à la liberté tandis que l'Européen s'appliquait à l'empêcher d'exploiter son génie créateur. On remarque aussi que dans leur lutte, les fugitifs et les esclaves des plantations se sont toujours montrés très conciliants avec les Européens ; les uns ne se rebellant que devant la maltraitance et les autres devant le poids des menaces des chasseurs d'esclaves à la solde de l'administration coloniale ou des grands planteurs.

            Ce livre de Flavio dos Santos Gomes est à découvrir comme une cartographie des foyers de résistance des Africains contre l'esclavage auquel les destinaient les colons européens dans le Nouveau Monde.   

Raphaël ADJOBI

Titre : Quilombos, communautés d'esclaves insoumis au Brésil.

 Auteur : Flavio dos Santos Gomes.

Editeur : l'Echappée, 2018.

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6 juin 2018

L'histoire de l'abolition de l'esclavage en France (Raphaël ADJOBI)

           L'histoire de l'abolition de l'esclavage en France                            

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         Il y a 170 ans, la France abolissait officiellement l'esclavage des Noirs dans ses colonies des Amériques et de l'Océan Indien. Donc 170 ans que les anciens esclaves puis leurs descendants ont la nationalité française. Cet anniversaire est une belle occasion pour rappeler le long combat de tous ces africains convoyés sur ces terres lointaines où, une fois marqués au fer comme la vache et le bœuf, ils étaient asservis, considérés comme des meubles pouvant être cédés en héritage, vendus, offerts en cadeau. Une condition qui ne permettait pas la formation, dans la durée, d'une cellule familiale et donc la transmission des connaissances, des savoir-faire, une culture africaine. Tout était fait durant des siècles pour que cela ne soit pas possible. Des meubles qui avaient pourtant conscience de la valeur de la liberté au point de ne jamais la perdre de vue.

            Jusqu'à son abolition en 1848, que savaient réellement les Français de métropole de cet esclavage qui se passait sur les terres lointaines appelées colonies ? Assurément pas grand chose. Rares sont ceux qui savaient que pendant cinq à six semaines, quatre cents à six cents hommes, femmes, arrachés à leur famille, à leur époux, leur épouse, à leurs enfants, à leur père, à leur mère, ont été confinés dans les cales des navires dans leur urine, leurs excréments, leur vomissure, pour servir de bétail sur les terres qui faisaient la fortune de la France. Ceux qui vivaient dans les cités portuaires négrières voyaient tout simplement leur ville s'enrichir, s'embellir et profitaient des retombées de ce qu'ils appelaient du joli nom de "commerce triangulaire". Rien de plus !

            Mais voilà qu'en 1789 éclate la Révolution. Et en 1793, il est fort certain qu'un vent d'horreur a soufflé sur toute la France. En effet, à Saint-Domingue, la colonie la plus riche du royaume - mais dont la population métropolitaine ignorait même l'existence - les esclaves viennent de se révolter, de tuer des Blancs, et de brûler les plantations qui faisaient leur fortune et celle de la France au cri de Liberté, Egalité, Fraternité. Exactement comme en métropole.

            En cette fin du XVIIIe siècle où, dans la fièvre de la Révolution, la France guillotinait son roi, proclamait la République et publiait La Déclaration des droits de l'homme, les esclaves de Saint-Domingue avaient compris avant les révolutionnaires eux-mêmes que les valeurs de la République sont incompatibles avec l'esclavage.

            Devant la détermination de Toussaint Louverture et de ses compagnons, la Première République cède et accorde la liberté à tous les esclaves de Saint-Domingue. Un an plus tard, en 1794, la France abolira l'esclavage dans toutes ses autres colonies ; sauf en Martinique où les colons ont préféré placer l'île sous la tutelle de l'Angleterre pour ne pas perdre leur outil de travail qu'étaient les Noirs. En ce 4 février 1794, c'est Jean-Baptiste Belley, l'un des trois députés de Saint-Domingue, qui va monter à la tribune de l'assemblée pour recevoir l'accolade fraternelle du président de séance. Ce jour-là, la France devenait officiellement biraciale avec des citoyens blancs et noirs.

            Malheureusement, la France ne pourra pas longtemps se vanter d'être le premier pays européen à avoir aboli l'esclavage (En réalité, le Portugal avait déjà aboli l'esclavage en 1761 mais sans résultat sur sa colonie : le Brésil, qui n'abolira l'esclavage qu'en 1888). En effet, huit ans plus tard, Napoléon Bonaparte ayant mis fin à l'expérience de la République décide - secrètement d'abord - que tous les citoyens français "noirs ou tirant sur cette couleur" doivent redevenir les esclaves de leurs compatriotes blancs ! Il fait organiser une expédition militaire à Saint-Domingue pour neutraliser le gouverneur Toussaint Louverture et l'enfermer au fort de Joux où celui-ci mourra de froid et de malnutrition.

            Quand l'officier Alexandre Pétion se rend compte que l'expédition militaire dont il fait partie a pour but le rétablissement de l'esclavage et non pas la remise en question de la gestion de l'île conduite par Toussaint Louverture, il sonne la révolte générale. Il se joint aux nationalistes locaux dirigés par Dessaline. Ensemble, ils triomphent de l'armée napoléonienne et déclarent l'indépendance de Saint-Domingue qui prend le nom indien de Haïti.

            En Guadeloupe, le 10 mai 1802, c'est l'officier Louis Delgrès qui sonne la révolte contre l'armée napoléonienne venue rétablir l'esclavage sur l'île. Il fait afficher sur les murs de Basse-Terre une proclamation ayant pour titre "A l'univers entier, le dernier cri de l'innocence et du désespoir" et qui se termine par ces mots qui expriment son engagement pour la liberté ou la mort ; des mots qui s'adressent à nous tous aujourd'hui : "Et toi, Postérité ! accorde une larme à nos malheurs et nous mourrons contents". Cernées par les soldats de Napoléon, Louis Delgrès et ses 300 compagnons se feront exploser pour respecter leur devise "La liberté ou la mort". 

            N'oublions pas la rebelle Solitude dont la grossesse avancée ne lui a pas permis d'arriver à temps pour le feu d'artifice final ! Elle les suivra tout de même dans la mort puisqu'elle sera arrêtée et pendue après son accouchement.

            Après ces événements de Saint-Domingue et de Martinique, plus rien ne sera comme avant dans les colonies où les désobéissances se multiplieront ; désobéissances auxquelles répondront des répressions de plus en plus violentes. Ainsi, en 1823, Cyrille Bissette sera marqué au fer et banni des Antilles pour s'être ouvertement opposé aux colons.

            Heureusement, un facteur extérieur d'une grande importance va venir au secours de tous ces Noirs et de tous ces blancs ayant un ancêtre noir qui s'opposaient ouvertement à l'esclavage.                     

                                                      ***          

            Il nous suffit de rappeler qu'en 1775 - avant la révolution française - l'Angleterre s'était engagé dans un conflit militaire avec ses treize colonies d'Amérique qui refusaient de lui verser les taxes qui faisaient fonctionner le royaume. Il suffit de rappeler aussi qu'en 1783, elle a perdu cette guerre et que ses treize colonies sont alors devenues indépendantes et ont constitué l'embryon des Etats-Unis d'Amérique actuels.

            Voyant leur pays privé de colonies, donc de sources extérieures de richesse, les abolitionnistes anglais vont convaincre leurs gouvernants de couper pour ainsi dire les vivres à tous les négriers et esclavagistes européens en mettant fin à la traite négrière. Si nous empêchons l'arrivée de nouveaux captifs dans les Amériques, peu à peu l'esclavage s'arrêtera, se disent-ils. C'est ainsi qu'à partir de 1807, l'Angleterre déclare la guerre aux négriers de tous les royaumes européens sur les mers. Les marins anglais contrôleront les navires et libéreront des captifs africains. Ils couleront tous les bateaux qui refuseront de se plier à leurs sommations. Très souvent, afin de ne pas perdre leur précieux navires, les négriers jetaient les captifs africains à la mer.

            Ce combat de l'Angleterre sur l'Atlantique a contribué à rendre la traite et l'esclavage des Noirs de plus en plus impopulaire. C'est ainsi qu'en 1814, quand la France signe avec l'Angleterre un traité l'autorisant à poursuivre la traite durant encore cinq ans, l'abbé Grégoire profite de l'occasion pour fustiger l'hypocrisie et la cupidité des colons et de leurs partisans. Le député abbé Grégoire va clairement démontrer que toutes les raisons, religieuses, philosophiques, sociales, scientifiques, avancées par les Français depuis des siècles pour réduire les Africains en esclavage dans les Amériques ne sont que des mensonges, de la propagande qui falsifiaient la réalité sur le continent africain pour cacher leur cupidité, leur soif de richesse et de domination.  Avant tout le monde, l'abbé Grégoire a démontré que c'est l'envahisseur qui fabrique le collaborateur. L'histoire de la seconde guerre mondiale en est un bel exemple pour tous les Français.

            La France a eu du mal, beaucoup de mal à tenir sa promesse faite à l'Angleterre.  Parce qu'elle se disait que son économie était en danger, trois fois elle abolira la traite négrière. L'économie, toujours l'économie ! Elle prime sur l'humain.

            C'est donc seulement en 1848 - avec le retour de la République - que la France charge son Secrétaire d'Etat aux colonies, Victor Schœlcher, de préparer l'acte d'abolition de l'esclavage. Acte d'abolition auquel sera étroitement associé le guadeloupéen Charles Auguste Perrinon. Mais en même temps, l'acte d'abolition a été accompagné par un autre acte : celui de l'indemnisation des colons. Oui, il a fallu dédommager les colons pour la perte de leurs esclaves libérés, pour la perte de leur propriété privée. Non seulement les colons ont été indemnisés mais ils sont restés propriétaires de toutes les terres des colonies. Par conséquent les esclaves libres, les citoyens noirs, sont devenus depuis cette époque des prolétaires dans nos anciennes colonies aujourd'hui département français. 

            Désormais, quand vous entendrez parler des conflits sociaux dans les départements français d'outre-mer, pensez au passé ; un passé très désagréable mais dont le grand intérêt est d'éclairer le présent. Terminons en disant que l'esclavage des Noirs fait partie de l'Histoire de la France et doit s'inscrire pleinement dans notre mémoire collective ; et cela par un enseignement qui ne se nourrit plus des propagandes des siècles passés mais des recherches actuelles sans cesse approfondies et plus près de la vérité. 

(Discours prononcé à Joigny le 17 mai 2018 lors de la commémoration du 170e anniversaire de l'abolition de l'esclavage)

Raphaël ADJOBI

19 avril 2018

L'Histoire n'est pas une science (une réflexion de Raphaël ADJOBI)

                           L'Histoire n'est pas une science

Jean-Baptiste Belley

            L'histoire, contrairement à ce que certains tentent de nous faire croire, n'est pas une science mais un récit. Un récit dont le contenu peut varier d'un narrateur à l'autre. Même quand deux récits sont identiques, parce qu'ils ont le même contenu, l'éloquence ou le style du narrateur peut conduire le public à préférer l'un à l'autre. Mais dans ce cas, on ne parle que de différence de forme. Quand la différence se situe dans le contenu, alors la question de la vérité se pose. Pour trancher entre le vrai et le faux, il est nécessaire de recourir aux faits.

            En effet, au commencement du récit historique, il y a les faits. Ce sont eux qui structurent le discours. Tenir compte de tous les faits essentiels participe à l'établissement de la vérité. En d'autres termes, si deux personnes entreprennent la rédaction d'une même histoire, pour parvenir à la même vision des choses ou à des visions très voisines, elles doivent impérativement intégrer les mêmes faits à leur récit. Le non-respect de cette disposition primordiale condamne les deux rédacteurs à aboutir à des visions différentes, pouvant être très éloignées l'une de l'autre mais aussi très éloignées de la vérité. C'est d'ailleurs la première forme de falsification de l'histoire.

            La deuxième forme de falsification du récit historique - une forme très grossière - consiste à substituer certains faits ou certains personnages par d'autres. C'est ce qui arrive quand l'on s'oblige à attribuer à un peuple des faits très anciens pour le grandir dans la conscience commune.

            La dernière forme de falsification - celle-ci très répandue - réside dans l'interprétation. En effet, ce qui dispose de nombreux individus à falsifier les faits tient à la tendance naturelle de l'homme à interpréter tout ce qu'il voit. Nous interprétons ce que nous voyons avant même de le découvrir dans tous ses aspects. Nous anticipons pour ainsi dire la connaissance de l'autre. Nous forgeons des connaissances avant "La" connaissance. Cette inclination naturelle de l'homme à l'interprétation - le grand défaut des voyageurs et donc des récits de voyage - est la source des nombreuses erreurs qui deviennent des mensonges quand on n'a pas le courage de les corriger parce qu'ils sont passés dans les canaux officiels de l'enseignement.

            Afin de ne pas exposer son travail aux erreurs de l'interprétation, l'association La France noire s'est contentée de n'y souligner que les faits historiques qui structurent la traite négrière et l'esclavage des Noirs dans les Amériques ; des faits qui, d'une part, laissent apparaître des résistances à la chasse à l'homme en Afrique ; des faits qui, d'autre part, montrent des luttes pour échapper aux entreprises de déshumanisation que les Européens avaient mises en place dans le Nouveau Monde. Une fois que chacun aura pris connaissance de ces faits, il pourra librement former son propre jugement. Et l'objectif de notre association, La France noire, c'est d'apprendre aux jeunes générations à regarder, à découvrir tous les faits que ne montrent pas les manuels scolaires afin que leur opinion soit la plus proche possible de la vérité.

            Tenir compte, par exemple, de tous les faits qui structurent l'histoire de l'esclavage depuis la Révolution française nous conforte dans l'idée que son abolition en 1848 n'est pas le fait de quelques volontés blanches philanthropes mais avant tout la réalité de luttes constantes des populations noires avec des leaders cultivés et amoureux des libertés et des règles d'équité prônées par les institutions françaises. En d'autres termes, les faits montrent que l'absence de figures noires dans les manuels d'histoire est une injustice, un choix politique discriminant. Pour paraphraser John E. Wideman (Ecrire pour sauver une vie, Gallimard 2017) disons que comme toutes les vérités, nos héros se valent jusqu'à ce que le pouvoir en choisisse quelques uns pour servir ses exigences. 

Raphaël ADJOBI

* Reprise interdite ; article L111-1 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI)

5 février 2017

Le village des esclaves insoumis ou comment les esclaves obtenaient leur liberté avant les abolitions (Raphaël ADJOBI)

       "Le village des esclaves insoumis"

           ou comment les esclaves obtenaient leur liberté

                                   avant les abolitions

                                        (par raphaël ADJOBI)

Le grand marais lugubre

Le 3 février 2017, J'avais commencé cet article pour l'exposition de l'association La France noire, après la lecture d'une grande partie du livre de l'historienne Aline Helg (Plus jamais esclaves, Editions la Découverte, 2016). Le lendemain, le 4 février, la chaîne de télévision ARTE publie un documentaire (Le village des esclaves insoumis) confirmant ma découverte sur Internet des villages sur pilotis en Afrique pour échapper aux négriers ; découverte confirmée par ma lecture du livre d'Aline Helg qui assure que cette pratique était poursuivie par les esclaves noirs dans les Amériques. La diffusion du documentaire de ARTE, qui anticipe mon projet en montrant des villages d'esclaves fugitifs dans un immense territoire marécageux aux Etats-unis, m'oblige à publier une partie de mon travail destiné à l'exposition de La France noire prévue pour le 10 mai 2017 à Joigny (89300 Yonne).

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Les manuels scolaires nous parlent toujours des abolitions de l'esclavage ; en d'autres termes, il y est toujours question des dates officielles auxquelles les esclaves ont recouvré leur liberté dans les Amériques et les îles des Caraïbes. Pourtant, dans de nombreuses colonies des royaumes européens d'alors, des milliers, sinon des millions d'esclaves ont obtenu, à travers les siècles, leur liberté par des moyens très divers :

Le marronnage (la fuite) : Fuir - en Afrique pour échapper aux négriers - est devenu "marronner" dans les Amériques pour échapper aux mauvais traitements ou aux dures conditions de travail. Le marronnage était certes une voie risquée mais possible vers la liberté. Et ce sera de loin la stratégie la plus utilisée pour échapper, à court ou à long terme, à une condition jugée intolérable et qui ne laisse pas espérer de changement. Au fur et à mesure que la colonisation progressait le long des côtes continentales et sur les îles des Caraïbes, les Africains débarqués dans les ports ne perdaient pas leur espoir de fuite et de liberté. Ils cherchèrent à s'enfuir dans les montagnes, les forêts et les zones marécageuses.

1. Le petit marronnage : il ne dure souvent qu'une nuit ou quelques jours, le temps pour l'esclave de rendre visite à un parent (les enfants étaient séparés de leurs parents à 8 ou 9 ans) ou d'échapper à quelques travaux pour se reposer. Le petit marronnage est souvent sévèrement puni, quelques rares fois toléré par certains maîtres.

2. Le grand marronnage : C'est un vrai projet d'échapper à l'esclavage que le fugitif met à exécution. Il peut être individuel ou collectif. C'est ainsi que de nombreuses sociétés de Noirs libres se sont formées plus ou moins loin des plantations des Blancs. Il arrivait que les troupes coloniales soient lancées contre eux ; ceux qui étaient capturés étaient exécutés de façon cruelle pour servir d'exemple ou flagellés sur la place publique.

"Le grand marronnage fut largement utilisé par les esclaves pour contester leur asservissement et affirmer leur liberté. Pour s'en rendre compte aujourd'hui, il suffit d'examiner attentivement la carte ethnique des Amériques en ce début du XXIe siècle : elle est marquée par l'existence de communautés, voire de sociétés, dont les ancêtres furent des groupes d'Africains qui, entre les XVIe et XIXe siècles, s'enfuirent et parvinrent à s'établir durablement, parfois en se mêlant aux Amérindiens non colonisés dans les vastes frontières des Amériques au cours des vagues successives de la traite négrière. Situées dans les régions frontières d'accès longtemps difficile, ces communautés marronnes mirent en place un système de troc et de défense grâce auquel elles parvinrent à subsister. [...] si nulle part le marronnage ne put mettre fin à l'institution de l'esclavage, il l'a considérablement affaiblie. [...] Certaines de ces communautés furent reconnues comme autonomes et leurs esclaves fugitifs déclarés libres par les autorités coloniales esclavagistes incapables de les soumettre, ce qui représentait une énorme victoire contre l'esclavage" (Aline Helg, Plus jamais esclaves, éditions La Découverte, 2016, p.65-66).

° Accès au documentaire d'ARTE

° 2è image : le village de Ganvié au Bénin.

Raphaël ADJOBI

7 septembre 2014

Les deux filles noires de Louis XIV : la Mauresse de Moret et Dorothée

                    Les deux filles noires de Louis XIV :

                     la Mauresse de Moret et Dorothée

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            Dans son excellent petit ouvrage, publié en 2012, consacré à la religieuse métisse communément appelée La Mauresse de Moret, Serge Bilé laisse le lecteur libre d'arrêter son jugement personnel sur son ascendance, après une étourdissante promenade dans le dédale des archives et des témoignages littéraires du XVIIIe et du XIXe siècles. Cependant le dernier chapitre du livre, très riche sur les soins que Louis XIV apporta à cette religieuse noire, nous laisse croire que ceux qui continuent à voir en elle la fille de la reine Marie-Thérèse se trompent ou veulent nous tromper.

            Certes, dans la culture collective – sauf dans celle de quelques rares irréductibles, comme nous le verrons plus loin – Marie-Thérèse, l'épouse du roi Louis XIV, a mis au monde une fille métisse en novembre 1664. Les petites histoires sur l'excessive consommation du chocolat ou le simple regard d’une personne noire qui produirait des enfants noirs, inventées par son médecin et ses soutiens, n'ont pas suffi pour la laver de son adultère. Et même si la mort de la fille de la reine et la disparition de son père nègre n’ont pas clairement été établies, leur existence fait partie de l'Histoire de France depuis des siècles.

            Si malgré cela la polémique autour de la religieuse noire, qui vécut et mourut au couvent des bénédictines de la ville de Moret, ressurgit aujourd'hui et passionne de nouveau les historiens, c'est parce que les archives semblent montrer que l'adultère de la reine Marie-Thérèse – ou son prétendu adultère – était destiné à nier le fruit des relations sexuelles que Louis XIV aurait eues avec une négresse. La question que l'on se pose désormais est donc celle-ci : la Mauresse de Moret, la sœur Louise-Marie de Sainte Thérèse, est-elle la fille – déclarée morte à la naissance – de la reine Marie-Thérèse ou la fille adultérine de Louis XIV ? 

            Pour celui qui lit attentivement son livre, le récit de Serge Bilé ne peut longtemps entretenir le trouble dans son esprit. Il contient les éléments nécessaires pour donner la ferme conviction que cette religieuse noire était bien la fille de Louis XIV. Ce ne sont pas les affirmations de Saint-Simon et de Voltaire – selon ce dernier, la Mauresse est le fidèle portrait du roi – ni même les contradictions des historiens et de Victor Hugo qui peuvent aider en cela. Au contraire, ce qui nous ouvre les yeux, c'est la ferme négation de l’existence des filles adultérines de Louis XIV, et particulièrement celle des historiens comme Alain Decaux qui – ignorant à la fois la vie sexuelle du roi et son comportement à l’égard de la Mauresse – refusent de croire que le roi ait pu folâtrer avec une négresse.   

            Que dit l'Histoire de la vie sexuelle de Louis XIV ? En 1919, balayant les scrupules de tous ceux qui ne voulaient pas voir en la religieuse noire la fille du Roi Soleil, l'archiviste Jules Mathorez rappelait en ces termes l’idée que les précédents siècles avaient laissé de lui : « Lorsqu’on se souvient que, pour Louis XIV jeune, tout était bon, pourvu que ce fussent des femmes, et qu’il aima la Beauvais (femme de chambre borgne de la reine mère), des filles de jardiniers, et d’autres personnes de modeste condition, rien ne s’oppose à ce que, vers 1656, Louis XIV ait eu une héritière noire qu’il aurait fait conduire au couvent de Moret ». 

            L’évidente conviction raciste qui anime Alain Decaux et certains historiens et les pousse à nier la paternité du roi ne peut constituer un argument. Serait-il inconcevable qu’un roi de France ait eu des relations sexuelles avec une Noire ? Le fait d’être roi n’empêchait pas Louis XIV d’être homme. Et comme il avait plus de droit que les autres hommes – sinon tous les droits – il couchait avec qui il voulait. Oui, la réputation de Louis XIV était connue : ses conquêtes ne se limitaient pas aux femmes et aux filles des nobles de sa cour. Pauvre ou riche, négresse ou pas, qu’importait la condition : un joli minois condamnait une belle dame à ses rets ! 

            Plutôt que de se laisser enfermer pour des raisons racistes dans la négation pure et simple de cette filiation entre Louis XIV et la religieuse noire de Moret, tout lecteur attentif sera contraint de se poser cette question déjà formulée par Jules Mathorez en 1919 : « Comment expliquer [sans cette filiation] l’intérêt porté par la cour à cette négresse ? » 

            Ce sont en effet les soins particuliers, que le roi prit à la formation de cette religieuse noire mais aussi pour lui garantir une existence commode, qui étonnent. Les documents d’archives consultés par Serge Bilé attestent que cette attention n’a jamais faibli jusqu’à la mort de Louis XIV. C’est dire combien ceux qui continuent à croire que la religieuse noire Louise-Marie de Sainte Thérèse – annoncée morte et réapparue après une vingtaine d’années de silence ! – est la fille de la reine et du nain noir Nabo, ne sont absolument pas crédibles.

            Personne ne peut croire que Louis XIV, cocufié par la reine, se soit ardemment transformé en beau-père attentif et généreux au point de faire de cette jeune femme noire la prunelle de ses yeux et céder à ses volontés que Madame de Maintenon – sa dernière compagne – qualifiait de caprices. Signalons que la sœur Louise-Marie de Sainte Thérèse exigea et obtint en effet que le roi assistât à sa prise de voile le 30 septembre 1695. Elle avait alors trente-et-un ans.

            Non, personne ne peut croire qu’un cocu publiquement humilié – l’accouchement d’une reine se faisant toujours en public – se plie aux caprices du fruit de l’adultère de sa femme ! Non, un cocu ne multiplierait pas les visites à la fille dont la naissance a souillé sa réputation devant la cour entière. Seules les femmes sont capables de ce dépassement ; pas les hommes, à moins que le cocufiage ne soit pas connu de tous. Il est certain que le défilé des princes de la cour au couvent de Moret s’explique par le fait que la négresse Louise-Marie de Sainte Thérèse était bien la fille naturelle du Roi Soleil. Nous pouvons dire, après l'abbé Pougeois qui fut curé à Moret, que « ce n'était sans doute pas fortuitement que la Mauresse portait en religion le nom de Louise-Marie de sainte Thérèse, c'est-à-dire les noms mêlés du roi et de la reine » 

                                      Louis XIV, père de deux filles noires !

            Il nous a suffi de pousser un peu plus loin notre curiosité hors du livre de Serge Bilé, qui nous a permis de forger notre conviction, pour découvrir que selon Serge Aroles, « l’énigme de la fille noire de Louis XIV (est) résolue par les archives ». Oui, Serges Aroles montre clairement lui aussi, à travers les archives, que Louise-Marie de Sainte Thérèse – avec sa « triple dénomination alors rarissime, relevant quasi exclusivement de la haute noblesse » – est la fille de Louis XIV et non point celle de la reine Marie-Thérèse. Non seulement l’auteur affirme et démontre que la négresse de Moret est la fille du roi de France, mais aussi que celui-ci – toujours selon les archives – a eu une deuxième fille du nom de Dorothée, qu’il n’avait cessé de voir en cachette.

            Voici l’introduction de son court texte : « Les archives sont souveraines : elles dédisent formellement trois siècles de littérature, qui n’ont point fait usage d’elles mais qui veulent que la fameuse « mauresse de Moret » eût été une fille que la reine de France aurait eue en 1664 d’un amant noir. Et les archives stupéfient. Il est une autre fille que Louis XIV protège de tous ses soins, mais tant secrètement qu’elle est restée inconnue jusqu’à nos jours : Dorothée, précieuse petite créature que le roi fait escorter de Paris à Orléans par son trésorier général de l’Artillerie ». Quand Dorothée, placée chez les Ursulines d’Orléans devait rejoindre un couvent proche de Paris pour y rencontrer le roi, elle jouissait d’une protection quasi militaire, fait remarquer Serge Aroles. 

            Autre détail de l’histoire qui tend à confirmer cette double paternité de Louis XIV, c’est que le luxueux carton sensé contenir les documents personnels de  Louise-Marie de Sainte Thérèse nous est parvenu vide ; et quant à Dorothée, on a aussi pris soin d’effacer toute trace d’elle. Après leur mort, le vide trop soigneusement créé autour de ces deux femmes noires tend à confirmer leur lien de parenté avec le roi de France. Trop de « documents volés. Sans équivalent est l'absence de toute mention d'un acte de baptême [...] pour une religieuse bénédictine », fait remarquer Serge Aroles qui croit à une volonté délibérée d'effacer toutes les traces qui conduiraient à l'affirmation d'un quelconque lien de parenté entre les filles noires et Louis XIV. Il ne nous reste aujourd’hui, dans les archives, que peu de chose des enregistrements, au XVIIIe siècle, des minutes notariales disparues. Toutefois, « Louise et Dorothée, apparaissent […] – et avec quelle force pour cette dernière ! – dans les archives de la Maison du Roi. Que l’une ou l’autre eût été une enfant de la souveraine, elle apparaîtrait dans les comptes de la Maison de la Reine ». Ce dernier complément d’information lave la reine du soupçon de tout lien de sang avec l’une ou l’autre des deux femmes métisses.      

            Qui serait la mère de ces deux filles métisses ? Sont-elles sœurs ou demi-sœurs ? Sur ce chapitre, aucune certitude, selon Serge Aroles. Comme il n’y avait aucune servante noire, tant dans la « Maison du Roi » que dans la « Maison de la Reine », il émet l’hypothèse que ces filles seraient issues de « la petite noire vendue, jeune enfant, au premier comédien de Louis XIII, pour jouer les rôles de sauvage » que Louis XIV, amateur de théâtre, n’aura pas manqué de remarquer. Et, ajoute-t-il, si ces deux filles sont issues de la même femme, c'est qu'il y a eu relation amoureuse entre le roi et leur mère et non point une relation de passage. Logique !   

            Mais là où Serge Aroles surprend tout le monde, c’est quand il soutient – contre toutes les rumeurs du XVIIIe siècle – que la reine Marie-Thérèse n’a jamais accouché d’une fille noire. Selon lui, aucune correspondance entre les royaumes d’Europe (Autriche, Espagne, Grande-Bretagne, Vatican) ne mentionne ce fait. Or, ajoute-t-il, « malgré les alliances matrimoniales, ces puissances restaient ennemies de la France », et l’absence de pudeur et de retenue qui caractérisaient les lettres secrètes de l’époque n’auraient pas fait l’économie de l’information. 

            L’on peut donc dire que si l'enfant de la reine, né en novembre 1664, n'avait nullement la peau noire, c'est que cette histoire a été inventée comme un contre-feu aux naissances des enfants de Louis XIV. Oui, on peut imaginer que pour détourner l’attention de la cour et du peuple de ce qui lui arrivait, l’entourage du roi a propagé une nouvelle absolument fallacieuse. Et comme l’enfant de la reine est mort quelque temps après sa naissance, le public n’a pu, à l’époque, savoir la véracité de l’histoire.

            Cette lecture de l'Histoire que fait Serge Aroles lave non seulement la reine de la calomnie qui la couvre depuis des siècles, mais confirme aussi le fait que Marie-Thérèse ne pouvait en aucune façon être la mère de la religieuse noire de Moret qu'elle n'a d'ailleurs pas souvent visitée. Cette présentation tend plutôt à montrer que ses zélés calomniateurs ne cherchaient et ne cherchent qu’à protéger l’honneur de Louis XIV. En juillet 2014, un article publié sur le site internet du journal Paris Match était ainsi intitulé : « Scandale à la cour : la reine Marie-Thérèse accouche d’un bébé noir ». Un article apparemment écrit pour dire que le déshonneur du roi de France est venu de l’Espagne, le pays de naissance de la reine. Son auteur ne tient aucun compte des documents d’archives et tend plutôt à déformer l’histoire quand il dit que le roi allait voir la négresse de Moret parce qu’il avait entendu dire que celle-ci avait des dons pour l’occultisme et aussi parce que « le roi, bon père pour tous ses enfants, ne se résignait peut-être pas à abandonner la fille de Marie-Thérèse, victime avec Nabo d’une faiblesse passagère à laquelle lui-même, des années durant, n’avait cessé de s’abandonner ». Ces lignes montrent de manière éclatante que la grossière tentative de falsification de l’Histoire poursuit son cours parmi nous. Mais cette fois, elle est devenue plus que ridicule ; elle est risible ! 

Raphaël ADJOBI

° Serge Bilé : La Mauresse de Moret, la religieuse au sang bleu ; édit. Pascal Galodé, 2012.

° Serge Aroles, L’énigme de la fille noire de Louis XIV résolue par les archives ? (sur Internet).

                                            4 ans et demi après !

L'Histoire - La Francde noire

Dans la revue L'Histoire de mars 2019, c'est-à-dire quatre ans et demi après moi, un petit article (p.43) signé Joël Cornette fait la même analyse avec les mêmes éléments sans me citer ! Alors que jamais, avant moi, personne n'avait fait mention de Serges Aroles. Il finit son billet par une pirouette qui voudrait entretenir le négationnisme sans se rendre compte que son sentiment est aussi risible que celui de Paris Match : «Aucun document cependant ne permet d'étayer ces hypothèses. Le dossier Boinet 89 aux archives de la bibliothèque Sainte-Geneviève porte la mention manuscrite : "La Moresque Fille de Louis 14". Mais le dossier... est vide», affirme-t-il. Si le seul fait que le dossier est vide annule tous les indices qui trahissent la vérité, on peut conclure que peu de récits de l'histoire de France mériteraient d'entrer dans les livres d'histoire et dans les manuels scolaires. Le grand soin pris pour faire disparaître le dossier trouvé dans les affaires du roi est la preuve même que cette femme est la fille de Louis XIV ; le sentiment de Joël Cornette n'y change rien ! Joël Cornette aurait dû se poser cette question essentielle et élémentaire avant de conclure son article : pourquoi le dossier (même vide) d'une négresse se trouvait-il dans les affaires du roi de France ? Pourquoi n'a-t-on trouvé aucun document de cette fille dans les affaires de la reine ?            

Serge Aroles a cité le livre de Serge Bilé sur son site Internet, par probité, parce que celui-ci a été le premier à aller très loin dans les recherches pour affirmer que la Mauresse de Moret n'est pas la fille de la reine. Suite à mon article, Serges Aroles m'a adressé des documents relatifs à "l'Homme au masque de fer" en me suggérant de les exploiter pour un travail équivalent à celui que je venais d'accomplir.       

3 mai 2014

Les tribulations de la statue du général Alexandre Dumas

                      Les tribulations de la statue

                     du général Alexandre Dumas

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            Le soldat français qui reçut le plus d'éloges à son époque, quand il était en activité, fut incontestablement Alexandre Dumas. Napoléon le compara à un valeureux soldat romain, et les historiens en firent le plus grand défenseur de la République dans les rangs de l'armée. Mais c'est le seul général célébré en son temps qui n'a pas de statue sur la terre de France. Vous allez comprendre pourquoi. 

            Dans Dumas, le comte noir, l'Américain Tom Reiss termine son livre sur l'histoire de la "statue oubliée" de ce général noir inconnu de presque tous les Français. C'est à croire que l'Education nationale travaille à nous convertir – comme si nous étions en religion – et non à nous instruire. 

            Le récit de Tom Reiss commence ainsi : « Il y avait autrefois à Paris une statue du général Dumas exécutée par un sculpteur de la fin du XIXe siècle, Alphonse de Moncel, qui avait déjà doté la capitale de plusieurs effigies. Encadrée par les monuments des écrivains Dumas père et fils (son fils et son petit-fils) assis sur leur piédestal, elle se dressait sur la place Malesherbes, ou "place des Trois Dumas" comme on la surnommait alors. La commande en avait été passée dans les années 1890, en pleine période de nostalgie patriotique pour les guerres révolutionnaires du siècle précédent. Les fonds n'avaient cependant pas été puisés dans les caisses de l'Etat ou d'une quelconque organisation militaire : le bronze du général fut financé par une souscription publique lancée par un petit comité de fidèles amis et admirateurs d'Alexandre Dumas père (le romancier), dans lequel figuraient deux des plus grandes célébrités de l'époque, Anatole France et Sarah Bernhardt. L'actrice donna même une représentation extraordinaire au bénéfice de la statue. Il fallut néanmoins plus de dix ans pour réunir la somme nécessaire, et le bronze ne fut érigé sur la place du XVIIe arrondissement qu'à l'automne 1912 ».

            La lenteur et le laborieux cheminement des contributions n'étaient rien devant les ennuis qui attendaient la statue une fois érigée sur la place Malesherbes. Dans ses recherches, le journaliste et écrivain américain Tom Reiss tombe sur l'entrefilet du journal Le Matin du 28 mai 1913, intitulé "La statue oubliée". L'extrait de l'article du journal apporte des éclaircissements édifiants : 

            « Pauvre général ! Il semble qu'on l'ait planté là, un fusil à la main, au milieu du gazon, comme pour en finir, une fois pour toutes, avec lui. Depuis longtemps, les deux autres Dumas, le père et le fils, dressaient parmi les boulingrins du square leurs images d'airain. Mais lui, le vieux soldat, le grand-père, [...] demeurait oublié. Il fallait réparer cette injustice ; et comme le square est assez grand et que notre génération n'est point avare en statue, on en érigea une au vieux général. [...] Mais élever une statue est une chose, autre chose est de l'inaugurer. »

            Tout est dit. Tout est clair dans la deuxième partie de cet extrait. Notez bien le « pour en finir avec lui » ! En d'autres termes, le fait de ne pas honorer ce général dont tout le monde vantait la bravoure pesait sur la conscience publique. Mais une fois sa statue érigée à côté de celles de son fils et de son petit-fils, tout le monde semblait avoir la conscience tranquille. L'injustice était réparée. Seulement, qui osera l'ultime geste ? C’est-à-dire inaugurer la statue en prononçant les paroles officielles de la République reconnaissante à son fils noir ? « La préfecture, le conseil municipal, le ministère de l'Intérieur, le sous-secrétariat d'Etat aux Beaux-Arts, le bureau des Arts et Musées, les services d'architecture et des promenades et plantations », tous ont été sollicités et nulle part on n’a jamais trouvé un seul officiel français pour accomplir le geste réparateur de l'injustice faite au général Dumas ! Quelle est cette France qui refuse de reconnaître publiquement ce fils de la République chanté par Napoléon, Victor Hugo, Anatole France... ? Comment peut-on qualifier cette France-là ?

            D'ailleurs, très vite, la statue fut recouverte d'un immense manteau à capuchon. Etait-ce pour la soustraire à la vue du public en attendant son inauguration qui ne venait pas ? Etait-ce parce que l'on ne voulait pas voir le visage de ce général-là ? 

            Devant l'impossibilité de trouver un représentant de l’Etat pour accomplir le geste final, « le 27 mai 1913, une bande de joyeux frondeurs emmenée par le dessinateur Poulbot organisa une cérémonie officieuse et burlesque pour réparer cet affront au premier Dumas du nom et l'on arracha enfin le "sordide burnous qui lui servait de voile" ». Enfin, direz-vous ! Eh bien, détrompez-vous !

La lettre d'un habitant de la place Malesherbes adressée à un journal de l'époque nous permet de suivre la suite de l’aventure de la statue : « Depuis des mois et des mois, la place Malesherbes possède un épouvantail à moineaux : c'est la statue, recouverte de bure, d'un certain général Dumas [...]. Comment [...] n'a-t-on jamais trouvé un ministre pour inaugurer cette statue ? Mardi, de joyeux humoristes ont décidé d'opérer eux-mêmes. La cérémonie fut réussie et on l'espérait définitive. Erreur ! Ce matin, le général Dumas est de nouveau vêtu comme un capucin ».   

            Ainsi donc, après son inauguration officieuse, la statue avait été de nouveau recouverte. Ce qui veut dire clairement qu’on l’avait recouverte dès le départ parce qu'on ne voulait pas la voir ! On ne voulait pas la statue de ce nègre dans Paris ! Aussi, c'est presque dépité que Tom Reiss conclut ce chapitre en ces termes : « A l'été 1913, le président de la République signa enfin un décret approuvant l'érection de la statue, mais rien n'indique qu'elle bénéficiât jamais d'une inauguration officielle ». Effectivement, la statue ne fut jamais officiellement inaugurée ; à tel point que le directeur administratif des services d'architecture et des promenades et plantations mentionna que « la toile recouvrant la statue a été déchirée en trois morceaux ». 

            Pauvre général Alexandre Dumas ! Toi le grand défenseur de la République, le général le plus célébré de ton époque, les représentants de l’Etat refuseront toujours de reconnaître publiquement tes mérites parce qu’en rétablissant l'esclavage, Napoléon avait décidé de bannir tous les Noirs de la haute sphère de l'armée française. Quel officiel osera contrevenir aujourd’hui à cette décision ? Malgré la fin de l'Empire et la restauration de la République, la France ne parvient toujours pas à s'affranchir de l'esprit bonapartiste, elle ne parvient pas à s’affranchir de l’épuration raciale de la haute sphère de l’armée prononcée par Napoléon Bonaparte ! Pauvre France ! 

            Aujourd'hui, tous les officiels français ne se posent même plus la question de savoir si oui ou non ils auront un jour à rendre hommage au général nègre Alexandre Dumas. Au fond de leur âme, ils bénissent les Allemands de les avoir délivrés de la vue de cette statue qui finissait par les hanter : elle fut détruite pendant l'hiver 1941-1942. L'occupant allemand qui voulait soutenir l'effort de guerre en récupérant les métaux, entreprit une destruction sélective des monuments. Et c'est sans état d'âme qu'il fondit l'ardent défenseur des idéaux républicains en même temps que les philosophes des lumières qui furent des victimes de choix. Quel soulagement pour l’Etat français respectueux du racisme bonapartiste !    

            Si de nombreuses figures de l'Histoire ont retrouvé leur piédestal sur les places publiques à la fin de la deuxième guerre mondiale, celle du général Dumas n'est pas près de voir le jour. Claude Ribbe, écrivain et "historien de la diversité", le plus ardent défenseur du général Dumas, a réussi par son long combat à faire ériger par le maire Bertrand Delanoë une œuvre symbolique rendant hommage à toutes les victimes de l'esclavagisme colonial - à défaut d'une effigie du général - sur la place du général Catroux, ancienne Place Malesherbes longtemps surnommée « place des Trois Dumas ». 

            Pour finir, remarquez que lorsqu'en 1977 la place Malesherbes, communément appelée « place des Trois Dumas », a été rebaptisée, on a pensé à un autre général blanc plutôt qu'au général noir Alexandre Dumas. 

Raphaël ADJOBI 

° Tom Reiss : Dumas, le comte noir. Editeur : Flammarion, 2013 / Traduction et adaptation de Isabelle D. Taudière et Lucile Débrosse.

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