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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
1 juin 2017

Izaurinda (Anna Maria Celli)

                                                   Izaurinda

                                             (Anna Maria Celli)

Izaurinda de Anna Maria Celli

            Dans ce roman, la force et la violence de l'écriture d'Anna Maria Celli rappellent étrangement celles de Artemisia Gentileschi* en peinture. L'une et l'autre ont la douceur angélique dans le regard mais la main ferme et tranchante qui rend le crime admirable.

            Izaurinda est l'épouse de Sem. Mais sa présence dans le récit est le plus souvent en filigrane, c'est-à-dire dans la conscience de Sem qui a quitté la désolation de son village de sable brûlant comme de nombreux hommes avant lui pour un horizon aux limites pesantes. Ce n'est pas un grand causeur Sem ; c'est un homme d'action, un homme qui agit en psalmodiant sa vie antérieure pour nous faire découvrir comment il a échoué à Paris, sur les bords de la Seine.

            Malheureusement l'exil ne fait pas de lui un homme libre parce qu'un pacte avec "le diable" est attaché à ses pas. Dans ce cas, la police devient l'ennemi à éviter à tout prix. Les deux femmes qu'il rencontre dans sa vie vagabonde sont deux êtres éloignés de l'image d'Izaurinda qui l'obsède. Deux femmes qui auraient pu le couver ; mais l'une porte en elle de manière trop forte la déchéance qu'il fuit et l'autre une étrange vacuité qui l'effraie.

            Ce roman se révèle être donc la fuite solitaire et taciturne d'un homme prêt à sauver sa vie bien que se sachant condamné par sa mission puis son crime. Une errance douloureuse qui tient le lecteur en haleine l'obligeant à se demander sans cesse combien de crimes le héros devra-t-il commettre pour être enfin délivré ou finir au cachot.

            Un roman à la structure simple mais au rythme complexe, brutal et poétique. 

* Artemisia Gentileschi est une peintre italienne dont l'œuvre est caractérisée par une forte accentuation dramatique ; d'elle, je retiens essentiellement son tableau "Judith décapitant Holopherne".

Raphaël ADJOBI

Titre : Izaurinda, 178 pages.

Auteur : Anna Maria Celli

Editeur : az'art atelier éditions, collection L'Orpailleur, 2017.

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24 mai 2017

La victoire du nègre (Daniel Picouly)

                               La victoire du nègre

                                                (Daniel Picouly)

La victoire du nègre 0001

            Voici l’histoire la plus retentissante après l’invention du racisme proclamant la suprématie blanche dans tous les domaines, surtout physique et intellectuel. Peu après l’abolition de l’esclavage, la boxe, ce sport qualifié de « noble art », était « l’un des seuls endroits où Blancs et Noirs pouvaient s’affronter sur un pied d’égalité » ; égalité bien sûre inconcevable dans la conscience des Blancs et donc impossible à établir. Or, un jour, un noir est venu balayer toutes les théories pseudo-scientifiques, socle des convictions racistes sur lesquelles devaient prospérer la suprématie blanche durant des siècles et des siècles. Voici donc l’histoire que nos parents et grands-parents ne nous ont jamais racontée et que nous n’entretenons pas pour la postérité.

            On nous parle sans cesse de Jesse Owen parce que l’Occident a besoin d’exemple éclatant pour humilier Adolf Hitler et l’Allemagne nazie. Car Hitler, ce n’est pas l’Occident ; c’est non seulement l’incarnation du racisme absolu, mais encore l’ennemi politique de l’Occident. L’Amérique par contre, si elle est une autre incarnation du racisme absolu, elle est une alliée politique. Cela change tout ! Aussi, un nègre qui humilie l’Allemagne nazie propagatrice de la suprématie aryenne peut être sans cesse loué , tandis qu’un nègre qui humilie l’Amérique, chantre de la suprématie blanche et de la ségrégation raciale, mérite de ne pas être mis en valeur mais doit au contraire demeurer dans l’ombre.

Par Oliver W

            Vous connaissez l’Allemagne nazie humiliée par Jesse Owen ; voici l’Amérique raciste et ségrégationniste humiliée par Jack Johnson ! La victoire du nègre montre comment l’Amérique blanche et Jack Johnson ont vécu, chacun de son côté, l’événement.

            En nous plongeant d’une part dans les actualités américaines et d’autre part dans la conscience du héros noir, Daniel Picouly nous permet de visiter les lois racistes américaines dans leurs caractères les plus perfides. Saviez-vous par exemple que jusqu’en 1960, un Blanc qui tuait un Noir ne commettait pas un crime condamnable ? Saviez-vous qu’un Noir qui passait d’un état à un autre accompagné d’une Blanche allait en prison parce qu’il pratiquait de manière évidente la traite des Blanches ? Voici, à travers un héros noir, l’Amérique d’hier qui nous fait comprendre celle d’aujourd’hui.

Raphaël ADJOBI

Titre : La victoire du nègre, 168 pages.

Auteur : Daniel Picouly

Editeur : Flammarion, 2017 ; collection Incipit.

29 avril 2017

Jardin des colonies (Thomas B. Reverdy et Sylvain Venayre)

                Jardin des colonies

                (Thomas B. Reverdy & Sylvain Venayre)

Jardin des colonies 0010

            Jardin des colonies est un roman tout à fait original. Qui aurait imaginé qu’une conversation entre deux personnes visitant un jardin pouvait constituer un roman passionnant ? Eh bien, c’est la prouesse que Thomas Reverdy et Sylvain Venayre réalisent avec Jardin des colonies. Mais reconnaissons tout de suite que c’est le lieu de la promenade et sujet de cette conversation qui intrigue, interroge et passionne.

            Nous savons tous qu’évoquer le passé colonial de la France suscite immédiatement les envolées lyriques des politiciens de droite qui se croient obligés de penser à la place des populations et par conséquent leur indiquent souvent comment elles doivent lire et comprendre notre Histoire. Certains parmi eux clament haut et fort les bienfaits de la colonisation et d'autres considèrent celle-ci comme un partage de culture. C’est dire que les uns et les autres veulent nous laisser croire qu’ils rêvent de voir la France colonisée par un autre peuple afin de jouir des trésors cachés de l’impérialisme subi. Comme je l'ai écrit ailleurs, ils semblent de toute évidence regretter l’échec de la tentative de colonisation de la France par l’Allemagne nazie.

            Malgré cette apologie du colonialisme français par des politiques qui semblent ne pas voir passer le temps et évoluer les pensées, nous découvrons avec ce roman que dans les faits la France est profondément honteuse de son passé colonial.

            Oui, la France ne sait pas quoi faire de tous les vestiges qui témoignent de façon trop insolente de l'affirmation de sa supériorité sur d’autres peuples, sur d’autres cultures ; sentiment qui l’avait conduite non seulement au pillage de ses colonies mais encore à asseoir des théories que l’on a du mal à croire aujourd’hui sorties de l’esprit de personnes douées de raison. La honte qu’éprouve la France par rapport à ce passé se voit dans l’abandon des monuments de cette époque coloniale dans le jardin de Nogent. Ce « jardin colonial » administré par Jean Thadée au début du XXe siècle et qui célébrait la gloire de l’empire français présente aujourd’hui quelque chose de honteux pour notre conscience républicaine et de profondément blessant pour la laborieuse construction de notre fraternité nationale*. Aussi, de même que « La chasse au nègre » - la sculpture de Félix Martin évoquant la brutalité des esclavagistes européens dans les colonies - avait été débaptisée pour devenir « Un noir attaqué par un molosse », de même le « Jardin des colonies » est devenu aujourd’hui le « Jardin d’agronomie tropicale ». La France semble dire : Cachez-moi ce passé que je ne saurais voir !

            Les vestiges du passé colonial de la France devenus indubitablement encombrants sont donc la trame de ce roman très instructif. Un récit agréable plein de belles réflexions sur la puissance et la gloire coloniales, la représentation de l’autre dans l’Histoire, les jugements de valeur hâtivement prononcés… Un roman qui donne envie de découvrir le « Jardin des colonies » à Nogent dans l’importante parcelle du bois de Vincennes qui lui est concédée. Un vrai livre d'histoire.

* Je paraphrase ici la formule qui justifiait aux yeux de l'état le changement du nom de la sculpture de Félix Martin.

Raphaël ADJOBI

Auteur : Thomas B. Reverdy& Sylvain Venayre

Titre : Jardin des colonies,206 pages

Editeur : Flammarion, 2017.    

28 mars 2017

Petit pays (Gaël FAYE)

                                           Petit pays

                                              (Gaël Faye)             

Petit pays Gaël Faye 0002

                « De quel pays es-tu ? » Un jeune métis français n’échappe pas à cette « question banale, convenue, passage obligé pour aller plus loin dans la relation » à laquelle les Français blancs soumettent quotidiennement leurs compatriotes noirs. Et puisque « (sa) peau caramel est souvent sommée de montrer patte blanche en déclinant son pedigree », Gaël Faye a décidé d’aller plus loin en remontant lentement, posément, dans les moments les plus heureux et les plus terribles de son enfance.

            Petit pays est le récit de cette enfance menée dans un minuscule pays africain : le Burundi ; pays voisin d’un autre encore plus petit et dont le nom évoque dans la conscience collective le génocide des Tutsis, le Rwanda. On comprend tout de suite que cette enfance burundaise sera imprégnée des événements survenus dans le pays voisin ; surtout quand on découvre l'identité de la mère du narrateur.

            Toute la beauté du livre tient au fait que c’est le bonheur de la vie quotidienne d’un garçon immergé dans les différentes activités de sa bande de quartier qui domine le récit. En effet, Gaël Faye nous plonge dans le rythme infernal d’une enfance africaine faite de liberté, de chapardages de fruits, de tours pendables joués aux voisins ; une vie de grande camaraderie qui semble préserver les enfants de l’ambiance parfois pesante ou énigmatique de chacune de leur famille. Puisque c’est un univers d’enfants qui nous est donné et non pas celui des adultes, on finit par croire que le livre est destiné à de jeunes lecteurs. Et c’est à ce moment-là que se produit l’irréparable de manière crue, violente, inimaginable !

            On quitte alors le livre en se disant : « ce n’est pas vrai ! Non, ce n’est pas possible ! » Et pourtant… La guerre ne se vit pas seulement au front, dans une forêt lointaine, une tranchée lugubre et humide, une plaine immense aux collines menaçantes, une ville aux tours déchiquetées. La guerre semble encore plus effroyable quand elle est partout mais invisible, quand on la côtoie quotidiennement sans la voir vraiment jusqu’au jour où tout s’écroule.

            Ce premier roman de Gaël Faye est à la fois surprenant par son intensité – surtout dans les derniers chapitres – et très émouvant. On en ressort sans voix.

Raphaël ADJOBI

Titre : Petit pays, 216 pages 

Auteur : Gaël FAYE

Editeur : Editions Grasset et Fasquelle, 2016

3 mars 2017

Le grand combat (Ta-Nehisi Coates)

                                               Le grand combat

                                                    (Ta-Nehisi Coates)

Le grand combat 0001

            Raconter son histoire, surtout quand on ne s'attache pas à des rêveries et à des amours pour arrêter une leçon ou une philosophie quelconque destinée au monde, permet à ceux qui vous écoutent ou qui vous lisent de découvrir une période de la vie de la société dans laquelle vous vivez. C'est le cas avec cette œuvre autobiographique de Ta-Nahisi Coates, écrite en 2008, qui témoigne de la volonté de certaines familles noires de se construire une identité africaine-américaine par l’éducation et l’instruction dans une Amérique qui se cannibalisait.

            Durant les siècles de l’esclavage, parce que les enfants étaient vendus à 8 ou 9 ans, rarement les Noirs ont pu former des cellules familiales et encore moins des mouvements sociaux d'envergure. Enfin solidaires dans leur combat contre la suprématie de la mélanine blanche aux heures sombres de la ségrégation, voilà que dans les années 80 « l’absence d’ennemi précis transformait la plupart des gamins en barbares ». C’était une époque où « la chaude-pisse était le must […]. Les frangines fessues rendaient les mecs cinglés. […] Les grossesses adolescentes faisaient rage. Les maris étaient aux abonnés absents. Les pères des fantômes [alors que] le déferlement d’armes à feu bouleversait l’ordre naturel [à tel point que] si vous aviez le malheur de marcher sur une Puma en daim, c’était le jihad ».

            Et c’est à Baltimore, le microcosme de cette Amérique noire libérée de sa dernière infamie mais livrée à elle-même, c’est « en ces temps d’indignité chronique [où] les pères se vantaient d’abandonner leurs gosses » que celui de l’auteur – un ancien militant des Blacks Panthers – a juré de guider ses sept enfants à bon port. Pour son épouse et lui, non seulement les études revêtaient une très grande importance – « ils étaient allés assez loin pour voir ce qui était possible et ce à quoi ils n'avaient pas eu accès » – mais encore transmettre à leurs enfants la conscience de leur origine africaine et les exigences que cela impose faisait d'eux de vrais missionnaires. En effet, en « despote éclairé », le père organisait le temps libre de ses enfants autour des figures illustres du panafricanisme parce qu’il s’était voué à réhabiliter l’Histoire noire. 

            Si l'éducation est le fil conducteur de ce livre, tout le récit s'articule autour de trois portraits essentiels. Outre celui du père – que le lecteur découvre « voué à la paternité comme un pasteur dépravé à la prêtrise » – nous avons bien sûr celui de l'auteur lui-même et surtout celui, très passionnant, de son frère aîné Big Bill. Ce dernier qui « se voyait uniquement dans le rôle du sportif ou de rappeur » n'accordait aucune importance à ses capacités intellectuelles et encore moins au projet de « conscientisation » du peuple du père. Et comme entre six et quatorze ans l’auteur admirait ce frère aîné, on imagine bien que faire de ces enfants des « Hommes Conscients » sera pour les parents une entreprise laborieuse !

            Le grand combat est donc l'histoire d'une éducation à marche forcée pour ne pas sombrer dans la déchéance ambiante  ou pour ne pas voir sa vie happée par une balle. Un combat qui fait du livre, et donc du savoir, une arme : «une balle [peut] éliminer un ennemi, une grenade en tuer quelques-uns, en revanche, la machine à polycopier [= l'imprimerie donc le livre] peut toucher le cœur et l'esprit de milliers d'entre eux, et faire naître encore plus d'alliés». Belle note d'espoir !     

Raphaël ADJOBI

Auteur : Ta-Nehisi Coates

Tire : Le grand combat, 265 pages

Editeur : Autrement Littérature, 2017 (édit. originale 2008)

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1 février 2017

Tropique de la violence (Nathacha Appanah)

                                Tropique de la violence

                                                 (Nathacha Appanah)

Tropique de la violence 0005

            Mayotte, est-ce la France ? En lisant ce roman, tout lecteur a lieu de croire qu’il découvre les us et coutumes  d’un autre monde plutôt que ceux d’un territoire que la France a fait sien depuis 1974. Ce roman aurait pu s’intituler La nausée, tant les images font remonter dans le cœur du lecteur des sentiments écœurants.

Avec Tropique de la violence, Nathacha Appanah nous introduit au centre de la brûlante manifestation des dégâts que la France a causés par l’institution de frontières et de visas au sein d’un ensemble géographique, culturel, linguistique et religieux vieux de plusieurs siècles : l'archipel des Comores dont Mayotte n’est qu’une pièce. Cela rappelle le partage de l’Afrique entre les Européens au XIXe siècle sans aucune considération des liens familiaux, des communautés villageoises ou des royaumes existants.          

            Tropique de la violence se présente en grande partie comme un documentaire ou un travail de "micro trottoir" - micro tendu à des inconnus pour recueillir leurs témoignages sur un événement. Mais l'ensemble est emmené par une belle histoire d'amour qui lui confère un charme captivant. C'est l’histoire d’une adoption ratée qui entraîne un adolescent dans une descente aux enfers dévoilant au lecteur les cruelles réalités de l’île. Ne serait-ce pas l’adoption ratée de Mayotte par la France ? Cela en a tout l’air. Car au-delà de la belle histoire d'amour qui vole en éclats, ce qui retient l'attention c'est la critique sans concession d’une politique nationale construite autour des ONG avec « des sages-femmes, des infirmiers, de jeunes entrepreneurs, des instituteurs, tous des jeunes [...], tous blancs […], des théories plein la bouche et pas une once de courage dans les mains. Refaire le monde en faisant griller du poulet sur les plages, aller danser en boîte, tirer un coup vite fait, prendre des bains de minuit, se réveiller à midi au son du muezzin, aller plonger dans le plus beau lagon du monde, profiter au maximun en sachant qu’ici n’est qu’un passage dans [leurs] carrières. Bientôt, dans un an, deux ans, trois au grand maximun, [ils] rentreraient les poches enflées de [leurs] primes, les mains toujours dans le dos et la bouche toujours remplie de grandes théories » !

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            Voilà la face visible de Mayotte pour les Français de l'hexagone ou de la métropole. Quant à la face cachée de cette île que la France tente désespérément d'isoler du reste de ses sœurs de l'archipel contre l’avis de l’ONU et de l’UA (Union Africaine), c’est son statut du plus grand cimetière marin de l’Océan indien, où l’on ramasse régulièrement des nourrissons sur les plages sans que cela fasse la Une des journaux. Tout cela fait de Tropique de la violence un récit d’une force extraordinaire qui fait osciller le lecteur entre l’espoir d'une vie meilleure et la peur obsédante de la mort. Caribou Mayotte ! (Bienvenue à Mayotte !).

Raphaël ADJOBI

Titre : Tropique de la violence, 175 pages

Auteur : Nathacha Appanah

Editeur : Gallimard, 2016

10 janvier 2017

Tombe, tombe au fond de l'eau (Mia Couto)

                              Tombe, tombe au fond de l’eau

                                                     (Mia Couto)

Tombe, tombe

C’est toujours un grand risque pour un écrivain de donner à son récit un ancrage trop prononcé dans la réalité sociale d’une contrée. C'est souvent la meilleure façon de déboussoler le lecteur qui peut ne pas voir derrière le particulier l’universalité des êtres et de leurs sentiments. Mais quand cette entreprise est réussie, quel grand bonheur !

            Toute la beauté du roman de Mia Couto repose sur une « narration très africaine », voire mozambicaine – c’est-à-dire – une histoire imprégnée de l’Afrique lusophone. Comprenez par là que le style ne peut nullement être celui d’un africain francophone ou anglophone. L’histoire des peuples est faite de souffrances ; et quand du verbe s’exhalent des senteurs aux parfums locaux - ici coloniaux - la littérature prend un ton à nul autre pareil.

            Dans ce bref récit – moins d’une centaine de pages –organisé en huit chapitres qui se présentent comme huit nouvelles, nous pénétrons dans l’âme d’un vieux pêcheur passant son temps à courtiser sa voisine mulâtre qui, un jour, a échoué là telle l’épave d’un ancien navire dont il imagine les charmes d'antan plus étincelants encore que ce qu’il en sait du prêtre du village. Quant à Luarmina, la voisine mulâtre, comme repue de son passé brumeux, elle ne semble désirer rien d’autre qu’entendre le récit de la vie et des rêves du vieux voisin pêcheur. Le roman progresse donc entre séduction et délicate prise de distance ; l’un et l’autre des protagonistes évitant de briser le fil de la communication par une brutale déclaration ou par un rejet définitif.

            Un roman poétique, plein de formules charmantes comme : « vous pouvez avoir été caressé par une main, un corps mais aucune caresse ne reflète autant votre âme comme la larme qui glisse » ; ou « là où il est toujours midi, tout est nocturne ». Et pour finir, saurez-vous dire quelle est la différence entre un Blanc sage et Noir sage ? Non ? Alors il ne vous reste qu’à lire le livre, véritable trésor du point de vue du style.

Raphaël ADJOBI

Titre : Tombe, tombe au fond de l’eau,  78 pages

Auteur : Mia Couto

Editeur : Chandeigne,  novembre 2015.

24 décembre 2016

Bug-Jargal (Victor Hugo)

                                                        Bug-Jargal

                                                       (Victor Hugo)

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            Ce roman de Victor Hugo n'est certainement pas celui que ses grands lecteurs préfèrent ou préfèreront. C'est un roman de jeunesse qui, bien que remanié et étoffé quelques années plus tard, porte de manière trop forte le goût romantique de son époque. L'effusion des grands sentiments atténue considérablement la vigueur de l'esprit révolutionnaire que l'on s'attendrait à y trouver.

            Bug-Jargal est en effet l'histoire romancée de la révolution en Haïti, alors Saint-Domingue. Nous sommes précisément en 1791 et même les esprits les plus prompts à s'alarmer ne s'attendaient pas à la révolte des esclaves noirs. "On méprisait trop cette classe pour la craindre" ; aussi l'a-t-on exclue du champ d'action de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789. Mais, deux ans plus tard, "la vengeance [...], ce fruit amer qui murit si tard" finit par devenir un volcan en ébullition.

            Pour nous plonger au cœur de la société des esclaves en révolte et nous faire découvrir à la fois leurs stratégies et leurs antagonismes, Victor Hugo fait de son héros un jeune soldat blanc prisonnier des insurgés.  Et dans cette société à feu et sang, il fait dominer l'image de Bug-Jargal, un colosse noir plein d'humanité et de grandeur et qui chante des sérénades à une Blanche dont il est amoureux ; peinture surprenante à une époque où le mépris qui animait le cœur des Blancs ne leur permettait pas de prêter aux Noirs des sentiments nobles.

            On retiendra aussi que la peinture de l'omnipotence et de la violence des chefs régnant dans les camps des insurgés faite par Victor Hugo tend à discréditer leur force, leur puissance ainsi que la grandeur de leur idéal. Cependant, la victoire sur l'armée française de bandes de révoltés subissant la tyrannie de leurs chefs prouve bien la faiblesse d'une France incapable de surpasser sa suffisance  et se complaisant dans une politique de terreur consistant à décapiter des Noirs. 

            Malgré le romantisme et ses grands sentiments qui prennent beaucoup de place, Bug-Jargal est un roman au style agréable et plein de détails historiques très instructifs quant aux pratiques des colons et leur rôle dans la politique française qui a conduit à l'embrasement de l'île appelée alors la "perle des Antilles".

Raphaël ADJOBI

Titre : Bug-Jargal, 327 pages (L'image illustrative ne correspond pas à l'édition lue)

Auteur : Victor Hugo

Editeur : L.G.F, collection Les classiques de poche, 2016.

13 novembre 2016

Philida (André Brink)

    Philida ou l'ancêtre esclave d'André Brink                                            

Philida 0001

            Avec Philida, André Brink nous plonge dans les eaux troubles de sa famille. Captivant du début à la fin, ce roman est assurément l'un des plus beaux sur l'esclavage. En modifiant quelque peu les propos que l'auteur prête à l'un de ses personnages, nous pouvons ainsi résumer l'esprit de l'œuvre : "Un jour le SeigneurDieu a décrété : Que la lumière soit. Et la lumière fut. Et puis, il a dit : Que les [Blancs] soient [en Afrique du sud]. Et [l'Afrique du sud] grouilla de [Blancs]. Et puis un jour, il a parlé et il dit : Que les Brink soient. Et ça été la chienlit".

            C'est avec ce ton d'une déroutante franchise que l'illustre romancier sud-africain nous ouvre pour ainsi dire l'album de sa famille et nous fait découvrir avec effroi la vie mouvementée de l'esclave Philida. En effet, celle-ci a été durant son enfance la compagne de jeu idéale d'un de ses ancêtres. La jeune esclave affectée à la confection des tricots pour la famille et François Brink grandiront ensemble et connaîtront ce qu'un garçon et une fille qui ne se quittent pas finissent par connaître. Malheureusement pour Philida, et heureusement pour François Brink, le sang des Noirs ne compte pas parce qu'ils ne font pas partie de l'humanité.

            Dans ce roman, André Brink montre de façon volontairement outrageante l'esprit des Blancs imbus de leurs droits sur le reste de l'humanité. "La blancheur de notre peau - laisse-t-il dire - prouve que nous sommes les fils du Seigneur. [...] Nous sommes arrivés blancs sur cette terre et, à la grâce de Dieu, blancs nous serons au jugement dernier". Les jeunes esclaves noires dont père et fils abusent en toute impunité - parfois au prix de fallacieuses promesses - les enfants métis qu'ils vendent pour avoir la conscience tranquille ou qu'ils noient pour cacher leur adultère quand ce n'est pas pour éviter de contrecarrer un mariage avantageux, tout cela doit être caché aux yeux des autres Blancs pour s'assurer le paradis. Par ailleurs, aller avec ses enfants assister à la pendaison d'un Noir est le gage de la pérennité de la suprématie blanche.

            Mais dès l'enfance, Philida est apparue comme une questionneuse et une raisonneuse. Quand elle recevait régulièrement les coups de fouet, "[...] même les jours ordinaires quand (elle) portait les seaux de merde ou les pots de chambre pour les vider dans le grand trou à l'arrière, [...] ou même les bons jours où (elle) pouvait rester assise à tricoter pendant des heures, (elle) pensait : [...] ça peut pas être réduit à ça, la vie.[...] Un jour, il se passera quelque chose qui changera tout". Ce jour est-il enfin arrivé quand elle découvre que son sang ne compte pas ? Que ses enfants ne comptent pas ?

            En tout cas, avec Philida, André Brink fait bruyamment souffler un vent de liberté dans les branches de l'arbre généalogique d'une famille blanche sud-africaine. Et tout le mérite lui revient parce que cette famille, c'est la sienne.

Raphaël ADJOBI

Titre : Philida, 373 pages. / Une conférence sur les réparations

Auteur : André Brink

Editeur : Actes Sud, 2014.

10 octobre 2016

Ma part de Gaulois (Magyd Cherfi)

                                         Ma part de Gaulois

                                                  (Magyd Cherfi)

            Ce livre a tout pour plaire : un style multiforme - langage soutenu, courant, familier, argot banlieusard, voire grossier - exprimant des aspirations étourdissantes desquelles émerge une âme de la banlieue toulousaine de la fin des années 70, assoiffée d'une plus grande fraternité culturelle avec le reste de la France ; une âme symptomatique d'une banlieue qui aspire à « sa part de gaulois ».

            En effet, isolés d'une part « derrière le périph », loin de ceux qui s'appellent entre eux Français, et coincés d'autre part entre les exigences ou les attentes démesurées des parents et l'école qui ne leur apprenait « rien d'une quelconque histoire les concernant [...], tous ces bouquins qui ne disaient rien de bien sur eux », les jeunes nés de parents immigrés ont fini par s'inventer une communauté avec ses valeurs arabes et même une manière de s'exprimer en français qu'ils voudraient distinctive. On comprend donc que Magyd Cherfi apparaisse dans cet univers comme « l'étendard nouveau de la banlieue ». Et pourtant, parce qu'il avance en creusant son sillon fleurant bon la langue de Flaubert, de Victor Hugo, de Zola, il est – pour le bonheur du lecteur – la risée de toute la jeunesse très inventive quand il s'agit de sarcasmes. Et quand on ajoute à cela qu'il est le premier arabe du quartier à préparer le bac, on frise le délire et le lynchage ! Des pages magnifiques !

            « Le bac !!!! Une anecdote pour les Blancs, un exploit pour l'indigène ». « Si tu as le bac, lui dit sa mère, je serai ton esclave, tu pourras tout me demander, un bifteck, du poulet, de la viande tous les jours, au désert tu auras des gâteaux tous les jours aussi, tiens, je t'achèterai des Adidas ». Je vous laisse imaginer quelle peut-être la relation entre une mère illettrée arabe et son fils qui prépare le bac. En tout cas, chaque page qui nous les montre ensemble est un vrai délice.

            Ma part de gaulois est un récit à la fois émouvant, drôle et plein de belles réflexions grâce au regard de la banlieue sur la société française très avare à son égard quand il s'agit de culture et qui semble pour ainsi dire la condamner aux soutiens scolaires et aux ateliers divers. Et au moment où cette banlieue tente de faire une entrée qu'elle rêve fracassante dans le camp des « Français » grâce à son atelier théâtre, on reste hilare devant sa déclaration d'amour à la France ou son serment pour une intégration réussie. Un bijou ! La peinture des relations entre les filles et les garçons arabes retiendra certainement l'attention de nombreux lecteurs parce qu'elle est absolument troublante.

            Un beau roman, léger et parfois rythmé comme un slam. Tout en dévoilant les rancœurs, les préjugés, les peines et les rêves de la banlieue, il est de toute évidence une déclaration d'amour à la France et à sa culture littéraire. Magyd Cherfi n'oublie pas en effet que « l'exception française c'est d'être Français et de devoir le devenir ».

Raphaël ADJOBI

Titre : Ma part de gaulois, 259 pages.

Auteur : Magyd Cherfi

Editeur : Actes Sud, 2016  

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