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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
12 juillet 2016

La Reine de Saba (le regard de Marek Halter)

                     La Reine de Saba

              (Le regard de Marek Halter)

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Comme de nombreux personnages des récits bibliques, la Reine de Saba fait partie des héroïnes de l'Antiquité qui sont entrées dans le patrimoine mondial. Et comme bon nombre des personnages bibliques, son nom se retrouve plusieurs siècles plus tard dans le Coran, livre du monde arabe au moment où celui-ci triomphait dans la péninsule qui porte aujourd'hui son nom. Etat de chose qui a permis aux Arabes et aux Européens de la représenter parfois sous les traits d'une Blanche.

La figure de la Reine de Saba que propose ici Marek Halter est conforme aux recherches archéologiques, à l'histoire des peuples autour de la mer Rouge et à la réalité de ce vingt-et-unième siècle. En effet, les recherches archéologiques et ethnologiques prouvent qu'avant les arabes l'extrême sud de la péninsule arabique - aujourd'hui le Yemen - était occupé par des Noirs venus d'Afrique. L'existence d'un temple dédié à cette reine ou à une parente dans cette région ne serait donc que chose normale. Ces recherches prouvent aussi que l'histoire de la Reine de Saba est encore vivante en Ethiopie. Autres éléments importants, Axoum, la capitale de ce royaume, ainsi qu'une ville du nom de Saba sont bien situées sur le continent africain. Par ailleurs, depuis 2014 que sévit la guerre au Yemen, plusieurs milliers de Yéménites noirs et musulmans ont traversé la mer rouge pour se refugier en Djibouti (sur le continent africain) qui n'est séparé de la péninsule arabique que par une trentaine de kilomètres. Ce qui accrédite l'idée que le royaume de Saba s'étendait de part et d'autre de la mer Rouge. Idée que soutient Marek Halter dans son roman.     

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Quoi qu'il en soit, que cette reine soit née sur la rive africaine ou arabique ne change rien à l'histoire : elle était noire ! Et c'est sur les côtes africaines que son souvenir se perpétue ! S'appuyant sur cette réalité, tout l'intérêt du roman de Marek Halter réside dans la construction des événements qui ont conduit la Reine de Saba à rencontrer le roi Salomon d'Israël comme en témoigne la Bible. Rencontre qui serait à l'origine d'une descendance juive du roi Salomon en Ethiopie ou de la conversion de certains Noirs de cette contrée au judaïsme des siècles avant le christianisme.

C'est en effet au milieu du XIXe siècle que les Européens - qui connaissaient l'histoire de la rencontre entre le roi Salomon d'Israël et la Reine de Saba grâce aux textes bibliques - ont découvert qu'il y a des juifs noirs en Ethiopie. Devant la tentative de leur conversion au protestantisme par les missionnaires européens, l'Alliance israélite universelle montre aussitôt une farouche opposition à cette entreprise. Dès la fin du XIXe siècle, ce mouvement israélite propose aux juifs éthiopiens l'entrée en Terre Sainte et les y prépare en créant des écoles juives en Ethiopie. Mais devant la réticence de certains juifs, cette volonté est abandonnée jusque dans les années 1980.  A partir de 1984-1985, l'Etat hébreu entreprend d'abord des opérations clandestines puis officielles de rapatriements vers Israël.

Tout n'est pas que mythes et légendes dans la Bible. Ce livre saint est riche en faits historiques qui ont marqué les pas de l'Humanité. Et même lorsque l'on parle de légende, il ne faut jamais perdre de vue la définition de ce mot : une légende n'est rien d'autre qu'une histoire vraie au départ mais dont la véracité a été travestie par des conteurs qui n'ont cessé de l'enjoliver ou d'orienter sa portée. 

Raphaël ADJOBI

Titre : La Reine de Saba, 326 pages.

Auteur : Marek Halter

Editeur : Robert Laffont, 2008.

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14 janvier 2016

Le fils de l'homme (Olivier Merle)

                                       Le fils de l’homme
                                              (Olivier Merle)

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    Ce roman est à la fois le récit de la vie de Jésus et par voie de conséquence celui de la naissance du christianisme. Il n’est nullement ici question de l’affirmation ou de la négation de la divinité de Jésus. En partant de l’idée acceptable par tous qu’il est le fils d’un homme comme tous les autres – les chrétiens ne disent-ils pas d’ailleurs que le Christ s’est fait homme ? – Olivier Merle va montrer comment peu à peu s’est construite sa divinisation, ou comment s’est progressivement installée dans la conscience des hommes l’idée d’un Jésus révélé par Dieu.

    Les chrétiens, comme les non-chrétiens, seront reconnaissants à l’auteur d’avoir pris soin de balayer tous les éléments bibliques mystificateurs qui ont fait de Jésus un être difficilement compréhensible et surtout insondable. Jésus est ici un homme qui, séduit par le message de Jean le Baptiste va l’approcher et devenir son disciple parmi d’autres. En faisant table rase des voix venues du ciel et des métamorphoses ou miracles extraordinaires de la Bible pour ne saisir que son talent de guérisseur sachant compter sur le pouvoir du temps, Olivier Merle en fait un homme ancré dans la société de son époque. Et c’est cette magnifique humanisation qui séduit dans la longue première partie d’un livre qui en compte quatre. Jésus s’est souvent mis en colère. Faux prophète aux yeux de beaucoup, il a souvent été agressé et a parfois dû prendre la fuite. Sa relation avec sa mère a été à certains moments très tendue. Il a été sujet à la déception quand – après la mort de Jean le Baptiste – malgré son charisme et son enthousiasme à annoncer la Bonne Nouvelle, c’est-à-dire le retour imminent du royaume de Dieu, il faisait peu de nouveaux disciples ou de nouveaux sympathisants.             

    En effet, les prêches de Jésus sur la venue du règne de Dieu ne faisaient pas l’unanimité. Malgré son habituelle « tranquille assurance », son comportement et son enseignement « n’étaient pas loin d’éveiller une souterraine hostilité » à son égard parmi ceux qui avaient adhéré aux idées de Jean le Baptiste. Cependant, sur ces terres de Judée, du Pérée et de Galilée où « l’espérance messianique était considérable » parmi les populations, en particulier à Jérusalem – « ce lieu sacré où la présence romaine relevait de l’insupportable » – il était évident que le message de Jésus tombait pour ainsi dire sur une terre fertile. Cela fut très vite suffisant pour les prêtres de Jérusalem qui – chose commune sous toutes les dictatures – pour témoigner leur fidélité à l’occupant romain et perpétuer leur pouvoir, vont promptement prononcer sa condamnation sous le prétexte de préserver la paix religieuse. Sentence qu’exécutera le pouvoir romain représenté par Ponce Pilate.

    Ainsi, deux ans à peine après l’arrestation et la mort de Jean le Baptiste, voici de nouveau orphelin le groupe que Jésus a étoffé. Mais c’est justement à partir de ce moment que commence la progressive construction de la croyance en la parole de Jésus comme révélée par Dieu. C’est en effet dans les trois dernières parties de ce livre que nous avons les plus belles pages sur les intuitions, les réflexions et les idées de génie des disciples, faisant de Jésus le Messie pour les juifs tournés vers Jérusalem, le Christ pour les juifs de culture grecque. Mais c’est aussi à partir de ce moment que les disciples se déchirent quant à l’attitude à adopter devant les autorités religieuses de Jérusalem qui ne veulent rien entendre de ce Jésus et de sa Bonne Nouvelle. Cette rude querelle qui naît parmi les disciples – entre les partisans d’une patiente et passive attente à Jérusalem considéré comme le lieu choisi pour le retour de Jésus et ceux mus par l’excitante mais active attente les poussant à partager la Bonne Nouvelle avec les hommes et les femmes qui l’ignorent – fait apparaître de manière magistrale les premières grandes figures de la chrétienté. Et contrairement à l’opinion communément admise, les plus enthousiastes et les plus grands propagateurs de la foi chrétienne ne sont pas forcément ceux que l’on vénère le plus aujourd’hui.   

    Le fils de l’homme est un roman très agréable et surtout très utile parce qu’il met non seulement un peu d’ordre dans le récit événementiel de la vie de Jésus, sa chronologie, mais également parce qu’il laisse de côté, dans un premier temps, toute la mystique qui entoure le personnage dans les textes bibliques pour le grandir dans l’estime des hommes avant de le grandir dans leur foi. C’est aussi un roman très instructif sur les us et coutumes du berceau de la chrétienté et sur la capacité de l’esprit humain à construire des idéaux galvanisants.   

Raphaël ADJOBI

Titre       : Le fils de l’homme, 493 pages
Auteur      : Olivier Merle
Editeur  : Editions de Fallois, 2015.

8 novembre 2015

Délivrances (Toni Morrison)

                                                            Délivrances

                                                              (Toni Morrison)

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            Enfin un livre grand public de Toni Morrison ! En effet, Délivrances (notez bien le pluriel) est un récit d'une magnifique limpidité dans son enchaînement, avec juste ce qu'il y a de suspense dans le fait de passer d'un narrateur à l'autre. Délivrances est effectivement un récit polyphonique ; un procédé qui donne davantage d'étoffe aux personnages secondaires. 

            Dans ce roman il est question d'un métissage mal assumé qui génère chez le personnage principal une vie bien mouvementée, voire rocambolesque. Née dans les années quatre-vingt-dix d'un couple de quarterons ou « mulâtres au teint blond », Lula Ann sera la source de conflits entre ses parents qui finiront par se séparer. Le roman est avare d'informations sur ce que devient le père. Par contre il nous révèle dans toute sa plénitude la profondeur de l'humiliation que constitue pour la mère le fait d'avoir une fille « noire comme la nuit, noire comme le Soudan ». L'éducation de Lula Ann sera donc conforme au rejet de sa couleur. Il n'est même pas question qu'elle l'appelle « maman » ! Elle sera donc « Sweetness » (douceur) pour Lula Ann et s'appliquera à la toucher le moins possible. 

            Mais quel enfant n'a pas besoin d'amour ? Quel enfant n'a pas besoin du parfum de sa mère ? Quel enfant n'a pas besoin des bras consolateurs de sa mère lorsqu'il est l'objet de brimades à l'école ? Quand ce besoin devient une obsession, il arrive que Lula Ann fasse quelque bêtise dans l'espoir de récolter une gifle bienfaisante. Elle ira même jusqu'à commettre l'impensable pour combler sa mère et gagner sa tendresse. Quinze ans après, quand elle voudra se racheter, la sanction sera terrible !  

            Entre temps, Lula Ann est devenue une négresse belle et riche prospérant dans le commerce des produits cosmétiques et nageant dans le bonheur, loin de sa mère, avec un jeune homme beau comme un ange. Mais brutalement, cet amour prend fin par ces simples mots : « T'es pas la femme que je veux ». 

            Lula Ann ne comprend pas. Elle qui a tout fait pour qu'aujourd'hui les bourreaux de son enfance bavent d'envie devant son élégante noirceur veut comprendre ce qui lui arrive. Il lui faut retrouver ce garçon dont elle sait si peu de choses, sinon rien. La voilà donc à ses trousses comme dans une quête d'elle-même et de son propre passé.      

            Le magnifique agencement des actions qui tiennent le lecteur en haleine rend ce roman très passionnant. Mais, au-delà de ce constat, c'est la clarté du message délivré dès le départ qui retient l'attention : « ce qu'on fait aux enfants, ça compte. Et ils pourraient ne jamais oublier ». D'ailleurs, c'est même souvent cela qui leur sert de moteur d'action dans la construction de leur être et de leur vie en général. Le livre propose aussi des pistes de réflexions comme la crédibilité des enfants dans les procès contre les adultes ; les moyens à mettre en place pour lutter contre le racisme : se regrouper en communautés de couleur ? « Laisser les injures et les brimades circuler dans ses veines comme un poison, comme des virus mortels, sans antibiotique à sa disposition » pour se forger une armure face à la société plus tard ? En tout cas, Toni Morrison nous montre ici que chaque être blessé dans son enfance cherchera toujours à se reconstruire. Toutefois, si cette reconstruction semble clairement passer par une volonté fixée sur des objectifs précis, il apparaît également que cette reconstruction a besoin de l'amour de l'autre.

Raphaël ADJOBI 

Titre : Délivrances, 197 pages

Auteur : Toni Morrison

Editeur : Christian Bourgois Editeur, 2015.

4 octobre 2015

Madame St-Clair, reine de Harlem (un roman de Raphaël Confiant)

                        Madame St-Clair, reine de Harlem

                                           (Raphaël Confiant)

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            Voici un personnage de la vie new-yorkaise de la première moitié du XXe siècle, totalement inconnu de ce côté-ci de l'Atlantique, que Raphaël Confiant nous fait découvrir dans un roman à la fois captivant et étourdissant. C'est le récit du fabuleux destin d'une jeune martiniquaise qui, ayant vécu dans l'ignorance du rêve américain avant son arrivée aux Etats-Unis, va cependant, grâce à son tempérament, conquérir Harlem et en devenir la reine crainte et incontestée.

            Mené sur le ton de l’entretien, ce récit autobiographique apparaît décousu. Cela sans doute parce que, emportée par le cours des images qui lui viennent à l'esprit et sans doute aussi par le rythme décousu de sa vie, la narratrice – qui a soixante-seize ans au moment de cet entretien avec son neveu venu de la Martinique pour la circonstance – finit par mélanger les époques. Toutefois, ce mélange n'altère nullement l'intérêt des réalités vécues et encore moins celui des vérités historiques qui nous sont données.

                                      Peinture de deux sociétés

            C'est tout d'abord une société martiniquaise fortement cloisonnée, où Blancs, Mulâtres et Noirs semblent regarder dans des directions différentes, qui nous est montrée. Une Martinique où, « dès leur arrivée au port de Fort-de-France, les marins européens se ruaient dans les quartiers populaires à la recherche de chair fraîche ». Et dans ce tableau où il constitue le marchepied du Blanc et du Mulâtre aussi bien sexuellement qu'économiquement, le Noir s'applique à ne se fier qu'à Dieu croyant ainsi trouver auprès de lui sa délivrance du joug du Blanc. On découvre aussi le Mulâtre « obséquieux envers les Békés, méprisants envers les Nègres et les Indiens ». 

            En 1912, à vingt-six ans, lorsqu'elle abandonne l'enfer de sa jeunesse en quittant sa Martinique natale pour les Etats-Unis, après un bref séjour en France et surtout à Marseille, c'est comme si elle tombait de Charybde en Scylla. Une Amérique où le crime est partout présent : le Ku Klux Klan qui pend, assassine, brûle les Noirs mais prend un malin plaisir à violer les négresses ; la mafia blanche organisée en gangs criminels comme le Irish Mob (mafia irlandaise), les Ritals (mafia italienne), les Yiddish (mafia juive), les Polacks (mafia polonaise) qui contrôlent, l'arme à la main, les secteurs de l'économie qu'ils peuvent arracher à l'Etat. 

            Et comme il faut se faire diable pour réussir en enfer, et parce que Stéphanie Saint-Clair a décidé qu'elle ne sera plus femme de ménage comme aux Antilles, elle s'introduira dans les milieux de la mafia blanche pour se former et ensuite, durant cinq longues années, organiser et structurer un réseau de loterie clandestine pour devenir la reine de Harlem, ce quartier peuplé de miséreux et de « voyous pour qui une femme était juste une paire de seins et un gros cul ». Mais c'est aussi dans cette ville de « New York où faire montre d'impitoyabilité, y compris avec les gens de sa race, était la règle » qu'elle va faire la connaissance de grands intellectuels noirs comme W.E.B. Du bois, Malcom X et Marcus Garvey surnommé le Moïse noir. 

            On imagine aisément que Mme St-Clair ou Queenie (petite reine), la reine de Harlem, subissait constamment les tracasseries de la police new-yorkaise. Mais celle-ci la tolérait parce qu'elle corrompait ses chefs – tout comme les mafias blanches – et certainement aussi, selon ses propres termes, parce qu'une Française noire était une étrangeté dans le paysage américain. Par ailleurs, comme les rivalités entre les clans  étaient courantes, sa confrontation avec Lucky Luciano, le célèbre chef de la mafia blanche de New York – qui avait « un accent italien à couper au couteau [...] pour quelqu'un qui vivait en Amérique depuis bien plus longtemps » qu'elle – a été inévitable. 

            Outre la peinture d'une Martinique troublante, ce livre est un étourdissant voyage dans l'Amérique de la prohibition et de la guerre des gangs, du crime et des commerces illicites. Et c'est de cette époque qu'émerge étrangement la frêle silhouette d'une Française noire au moment même où émerge en France celle de l'Américaine Joséphine Baker. 

Raphaël ADJOBI 

Titre : Madame St-Clair, 323 pages

Auteur : Raphaël Confiant

Editeur : Mercure de France, 2015

5 septembre 2015

Georges (Alexandre Dumas)

                                              G E O R G E S

                                          (Alexandre Dumas)       

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            Quel beau roman ! Quelle vigueur, quelle force morale, et quelle détermination pour la faire triompher ! Cependant, avant de goûter au charme de ce brillant et entraînant récit, il faudra passer l'épreuve des quarante premières pages dont la lecture rebutera sûrement ceux qui n'ont aucune passion pour la marine et les batailles navales. Mais les lecteurs qui apprécient les héros portés par une grande passion morale et qui triomphent toujours des pages « imbuvables » survoleront aisément cette épreuve. Les autres devront s'armer de persévérance.  

                        Le contexte et le déroulement du récit 

            A la fin du XVIIIe-début du XIXe siècle, la France et l'Angleterre rivalisaient de suprématie sur l'île de France qui deviendra l'Île Maurice. C'est justement au moment où la France était sur le point de perdre cette possession que le valeureux mulâtre Pierre Munier envoya précipitamment ses deux fils, Jacques (14 ans) et Georges (12 ans), en France, loin des préjugés raciaux qui pesaient dangereusement sur eux. En effet, cet homme qui faisait partie de « ces héros qui lèvent la tête devant la mitraille, et qui plient les genoux devant un préjugé », ne cherchait qu'à éviter à ses enfants d'être écrasés, comme lui, par le racisme ou l'aristocratie de couleur – symbolisée par les Malmédie, père et fils – qui sévit sur l'île et contre laquelle il n'a jamais songé à se rebeller. 

            Mais, voici que quatorze ans plus tard, alors que Jacques l'aîné de Pierre Munier est devenu un négrier voguant sur les mers en quête de la fortune, Georges le cadet revient sur son île natale avec un objectif chevillé au corps : lutter contre la barbarie des préjugés coloniaux et le racisme. En effet, si durant son séjour parisien Georges a voyagé dans les capitales européennes et a acquis toutes les armes nécessaires pour se conduire honorablement dans le monde, c'était dans le seul but de « dépasser ses compatriotes mulâtres et blancs, et pouvoir tuer à lui tout seul le préjugé qu'aucun homme de couleur n'avait encore osé combattre ». Et lorsqu'il tombe amoureux d'une jeune fille blanche et s'aperçoit qu'elle est aimée du fils Malmédie, un homme qui porte au plus haut point le racisme qu'il est venu combattre, la lutte prend dans son cœur un intérêt encore plus grand. 

            Dans ce combat acharné pour conquérir sa belle et châtier les colons racistes, Georges aura le précieux concours d'un groupe d'esclaves qui préparaient une révolution libératrice. Mais très vite, il deviendra un fugitif poursuivi par des esclaves noirs dressés à la chasse aux nègres marrons et qui servaient d'auxiliaires à l'armée coloniale et aux négriers.

                                Les enseignements à retenir du roman

            Georges est un roman tout à fait magnifique. Un récit haletant. C'est le premier d'Alexandre Dumas. Il y montre déjà qu'il a sans conteste l'art d'agencer les rebondissements qui font un excellent récit d'aventure. Ce qui distingue cette œuvre de celles qui l’ont suivie, c'est la volonté de l'auteur d’y proclamer de manière officielle sa négritude devant tous les Français blancs. Par la bouche de son héros – quarteron comme lui – il semble leur dire fièrement « que ces noirs, dont vous parlez avec tant de mépris, sont mes frères, à moi ». Toutefois, au-delà de cette proclamation et des critiques sévères  contre les préjugés racistes humiliants à l'égard des Noirs et des mulâtres, le livre retient l'attention aussi par ses cinglantes et abondantes critiques à l'encontre des Noirs. 

            La critique du camp des opprimés apparaît d'une part dans le caractère très disparate de la famille Munier : Pierre Munier, le père métis, est un homme enchaîné à l'habitude d'obéir aux Blancs dont il considère la supériorité à la fois comme un droit acquis et un droit naturel ; Jacques l'aîné, devient un capitaine négrier parce que toute sa vie il a vu vendre et acheter des nègres et « pensait donc, dans sa conscience, que les nègres étaient faits pour être vendus et achetés ». C'est donc sans scrupule qu'il s'allie aux Blancs pour continuer la prédation de l'Afrique. Gorges, par contre, est « un conspirateur idéologue » qui consacre sa vie à lutter contre les préjugés raciaux. Ces trois personnages, reflets de trois aspirations ou convictions, sont de toute évidence les trois visages que présentent aujourd'hui encore les Noirs de France et d'Afrique. D'autre part, Alexandre Dumas montre clairement pourquoi les Noirs ne triomphent jamais des Blancs : malgré « toute cette supériorité de caractère donnée par Dieu, d'éducation acquise sur les hommes », ils ont un instinct qui les pousse à « aimer mieux l'eau-de-vie que la liberté » ; ils préfèrent s'entretuer plutôt que de s'entendre devant l'adversité ; enfin, ils sont facilement manipulables par les Blancs. Les nombreux exemples qu'il donne pour illustrer ses affirmations convaincront les Noirs qu'ils n'ont guère évolué depuis le XIXe siècle.

Raphaël ADJOBI      

Titre : Georges, 496 pages

Auteur : Alexandre Dumas

Editeur : Gallimard, collection Folio classique 2003.

              *Georges, 1843, est le premier roman d'Alexandre Dumas.             

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13 août 2015

Amour, Colère et Folie (Marie Vieux-Chauvet)

                                    Amour, Colère et Folie

                                        (Marie Vieux-Chauvet)

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            Ce livre est assurément le cri de l'âme haïtienne qui, traversant ses entrailles marquées par toutes les dictatures – particulièrement celle de François Duvalier (1957 - 1971) – et les humiliations successives dues aux antagonismes raciaux hérités de l’esclavage, nous parvient par la plume douloureusement troublante de Marie Vieux-Chauvet (1916 - 1973). C'est un livre en trois parties parcourant les trois thèmes qui en constituent le titre. Nous sommes ici loin de l’image d’Epinal de la première république noire du monde qui berce notre imaginaire.

                                               Premier livre : AMOUR          

            Amour nous permet de découvrir toutes les facettes de la société haïtienne du milieu du XXe siècle. La complexité de cette société apparaît d'abord dans la vie amoureuse ou sentimentale des trois sœurs Gramont – huit ans de différence entre chacune d'elles – sous le toit desquelles se déroulent les événements.

             Félicia vient d'épouser Jean Luze, un jeune français mystérieusement arrivé sur l'île et travaillant pour une firme américaine. Mais voilà que sa jeune sœur Annette, vingt-trois ans, s'est mise dans l'idée de le séduire à tout prix. Quant à Claire, l'aînée, trente-neuf ans, parce qu'elle n'a jamais été mariée personne ne la soupçonne d'aimer un homme. Par ailleurs, Claire est noire alors que ses deux sœurs sont des « mulâtresses-blanches ». Et dans cette société haïtienne de cette époque où la couleur de la peau détermine le rang, elle est à la fois la domestique et la maîtresse de la maison familiale héritée de leurs parents défunts, accomplissant les travaux les plus fastidieux et gérant le train-train quotidien de la fratrie. Evoluant dans la totale indifférence de ses sœurs, Claire prépare savamment sa vengeance. Car, dans le secret de son cœur, elle aime passionnément Jean Luze. 

Parallèlement à ce récit des passions qui agitent le cœur des sœurs Gramont, Amour – en fait le journal intime de Claire – est  surtout la peinture sociale d’Haïti telle qu’elle n’a jamais été portée à la connaissance du monde. Une société qui, après l'occupation américaine et la politique de désoccupation continue à « vivre en plein XXe siècle ce qu'à connu la France de Louis XVI » ; une société où l'on se poudre et gémit de voir son teint brunir, où l'on s'habille comme les femmes des salons des siècles passés ; une société où « les classifications sociales (sont) basées sur la couleur de la peau »,  où les familles déchues et celles qui prospèrent sur leurs cendres se livrent « une guerre froide de ressentiments, de rancunes et de haines ». Amour un est témoignage déchirant sur les humiliations et les souffrances que le monde blanc inflige chaque jour au Noir par les préjugés qu'il a construits, la peinture d'une société où le Noir a le sentiment d'être dans un esclavage à domicile. 

                                               Deuxième livre : COLERE 

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            Colère est le récit captivant d'une injustice, de la dépossession que vivent le vieux Claude Normil et sa famille qui voient leur espace vital – limité à leur maison avec son jardin – se réduire quotidiennement par la volonté des nouvelles autorités. C'est le tableau d'une société où les méprisés d'hier parvenus au pouvoir se montrent impitoyables, voire inhumains, poussant les mendiants tenaillés par la faim à « moucharder, à pactiser avec le diable ». C'est connu, « les faibles ne se sentent forts que la main sur une arme ; les êtres inférieurs aussi ». Mais c'est au moment où la famille va tenter désespérément d'arrêter la machine infernale que l'insoutenable apparaît sous la forme d'une proposition sordide.          

            Assurément, il faut être au fait de certaines pratiques particulièrement malhonnêtes des autorités des Etats, les avoir accomplies ou subies, pour les exprimer avec cette séduisante justesse. On lit Colère la gorge nouée, le cœur plein de mépris et de haine pour les bourreaux usurpateurs. C'est un récit qui ne se raconte pas, il se vit. Sa compréhension ne passe pas par l'esprit mais par les sens.

                                               Troisième livre : FOLIE

            Barricadé chez lui comme au fond d'un trou sans air, René, un métis, est plongé dans une profonde terreur parce que visiblement sa maison est environnée d'une milice qui a pris possession de la ville, semant partout la désolation et persécutant les poètes dont le crime est de « parler français et écrire des vers ». Une milice qui a tout l'air d'une société de diables « ni noirs, ni blancs, ni jaunes. Incolores ! Comme le crime ». Dans son abri viennent se refugier tour à tour André, Jacques et Simon – un Français blanc – tous des poètes quelque peu ivrognes, « sous-alimentés et méconnus » comme lui. De quoi ces mal-aimés sont-ils coupables ? « Si Jésus a été mis à mort, c'est qu'il disait quelque chose de plus [...] Qu'avons-nous dit ou fait de plus que les autres ? » se demande René. Comment sortir de cet enfer ? En face, par un orifice de la porte, il voit la maison de Cécile dont il est amoureux. Il lui semble qu'elle tente désespérément de lui venir en aide. 

            Folie est un récit énigmatique, démentiel et angoissant qui finit par être drôle.  Une histoire de fous ! se dit-on en le lisant. En effet, la hantise de la persécution que vit René et qu'il arrive à partager avec ses acolytes oscille constamment entre la démence et la vérité, entre la divagation et la réalité déjà soulignée dans Amour. 

            Folie est un récit qui semble suggérer une réflexion sur la place du poète dans la société. Ne serait-ce pas aussi une réflexion sur la place du métis, coincé entre le Blanc et le Noir, dans ces sociétés caribéennes où il est accusé de profiter des miettes du premier et paraît ainsi privilégié ?    

L'unité des trois livres : Amour, Colère et Folie est donc un ensemble de trois récits qui fonctionnent totalement ou partiellement – pour  les deux derniers – comme un huis-clos subissant le poids du monde extérieur. Un monde extérieur fait d'humiliations et de brutalités. En effet, si le premier livre accorde beaucoup de place au récit amoureux, il est surtout la critique du colonialisme et de sa main manipulatrice qui produit les nègres-colons ; ceux-ci « choisis en raison même de ce qu’ils représentent » – des gens sans valeur – et qui se font les « représentants de la haine et de la violence » qu’aucun honnête homme ne peut tolérer. Dès lors, ces humiliations et ces brutalités, que l’on retrouve dans les deux derniers livres, n’apparaissent que comme les conséquences de ce constat affligeant.

   ° Publié par Gallimard en 68 et jamais distribué - dictature des Duvalier oblige - ce livre a logtemps circulé sous le manteau en photocopies. Vous lirez avec intérêt la note introductive.  

Raphaël ADJOBI  / La reprise intégrale de ce texte est interdite.

Titre : Amour, Colère et Folie, 499 pages

Auteur : Marie Vieux-Chauvet (1916 - 1973)

Editeur : Zulma, 2015

     °Postface de Dany Laferrière (de l'académie française)  

28 juillet 2015

La mulâtresse Solitude (André Schwarz-Bart)

                                     La mulâtresse Solitude

                                          (André Schwarz-Bart)

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            S’il y a une histoire chère au cœur des Antillais au point d’avoir pris parmi eux la forme d’une légende qui se transmet de génération en génération, c’est bien celle de la mulâtresse Solitude. Engagée en 1802, dans le sillage de Louis Delgrès, dans la lutte contre le rétablissement de l’esclavage décidé par Napoléon, la jeune esclave s’est installée dans l’imaginaire de la postérité comme le symbole de la femme insoumise et combattante.

            Née des viols auxquels se livraient les Blancs sur les navires négriers entre l’Afrique et le Nouveau Monde, Rosalie – qui deviendra Solitude – mènera partout, sous le pouvoir de tous les maîtres blancs, la vie d’une paria. Ephémère maîtresse de maison après avoir été arrachée à sa mère, la jeune fille évoluera dans le monde comme une somnambule, impropre à tout et donc inutile aux hommes blancs. C’est enfin parmi les esclaves marrons que vont se révéler ses talents de meneuse et de révolutionnaire, jusqu’à son supplice en 1802 alors qu'elle venait d'échapper au suicide collectif préparé et réalisé par Louis Delgrès pour signifier son refus du retour à l’esclavage.       

            Tout le charme de l’histoire brève et tragique de la mulâtresse Solitude réside dans la délicate et poétique narration menée par André Schwarz-Bart. En d’autres termes, ce qui importe ici, c’est moins la légende que la manière de la dire. L’auteur a choisi de se laisser imprégner de la culture noire, plus précisément de la manière propre aux sociétés africaines de raconter ce qui dépasse l’entendement humain. Ainsi, le lecteur semble constamment voguer dans un monde de rêves, de mystique et de mystères. L’héroïne apparaît donc comme un être surréel, insondable avec un esprit à la fois calculateur et d’une imprévisible détermination. En effet, rarement le lecteur devine ce que sait Solitude et ce qu’elle veut. Sans cesse on s’étonne de la voir échapper aux hommes, au rythme dur et dangereux de la vie d’esclave.

            C’est donc un récit captivant et quelque peu énigmatique que nous propose André Schwarz-Bart pour revisiter la légende de la mulâtresse Solitude. Et le style qu’il a choisi perpétue admirablement cette légende.

Raphaël ADJOBI

Titre : La mulâtresse Solitude, 156 pages.

Auteur : André Schwarz-Bart

Editeur : Editions du Seuil, 1972.

23 juillet 2015

Americanah (Chimamanda Ngozi ADICHIE)

                                             Americanah

                                   (Chimamanda Ngozi ADICHIE)

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            Ce roman séduit d’emblée par la limpidité du style mais aussi par l’immédiate immersion dans le monde des blogueurs à l’affût du sujet pouvant les mettre en valeur ou leur conférer un peu de notoriété. Joli clin d’œil à la modernité, Americanah est précisément la vie amoureuse d’une jeune blogueuse nigériane et l’agréable compilation de ses réflexions sur les comportements et les déboires de la diaspora africaine aux Etats-Unis.  

            Devenue quelque peu célèbre grâce au blog qu’elle tient, Ifemelu est parvenue à un moment de sa vie où la question du retour dans son pays natal se pose de manière sérieuse. C’est aussi, pour elle, l’occasion de passer en revue sa vie d’étudiante au Nigéria et ses aventures amoureuses aux Etats-Unis, sans jamais perdre de vue son amour de jeunesse – Obinze – qu’elle appréhende de retrouver. D’un certain point de vue, l’aventure d’Ifemelu apparaît comme un parcours initiatique au terme duquel, enrichie par les étapes successives, elle peut enfin regarder la vie à deux plus sereinement. Mais en réalité, un lourd passé l’empêche d’envisager les choses sous cet angle.

Malgré la place importante qu’occupe l’amour dans ce récit, on peut dire que le charme et le succès du livre tiennent plus à la richesse des portraits, aux nombreuses réflexions et aux préjugés sur les races. En effet, dans une agréable narration, Chimamanda Ngozi Adiche nous promène dans une Amérique où les Noirs sont classés dans la même catégorie que les Blancs pauvres et où la diaspora africaine tente par de multiples manières de « se frayer un chemin dans un monde inconnu ». Ici, il est question « d’extensions chinoises » de cheveux, de blanchiment de la peau, d’Africains qui donnent l’impression d’être riches alors qu’ils n’ont rien en banque, de femmes africaines pour lesquelles « les hommes n’existent uniquement que comme source de biens matériels ». Il est aussi souvent question de racisme et de préjugés analysés sous toutes les coutures, parce qu’Ifemelu est blogueuse et que ces thèmes constituent le fil conducteur de ses publications très appréciées. Excellent subterfuge qui permet à l’auteur d’asséner de franches vérités sur le racisme des Américains blancs pour qui « la race n’a jamais véritablement existé parce qu’elle n’a jamais été une barrière » dans leur vie et qui pourtant considèrent toute observation critique à leur égard comme du racisme anti-Blanc.

Chimamanda Ngozi ADICHIE

            Ce livre qui se présente à première vue comme un beau roman d’amour est en réalité un condensé de réflexions sur les raisons de l’exil des Africains, le rôle de la diaspora dans le développement de l’Afrique, les antagonismes raciaux aux Etats-Unis… Un roman très riche avec beaucoup de digressions qui laissent croire que Chimamanda Ngozi Adichie est une grande bavarde. Toutefois, les éclatantes réflexions et l’histoire d’amour adroitement menée rendent ce roman plaisant et jamais ennuyeux.

Raphaël ADJOBI 

Titre : Americanah, 523 pages

Auteur : Chimamanda Ngozi Adichie

Editeur : Gallimard, 2014, pour la traduction française.

11 juillet 2015

Nina Simone (un roman de Gilles Leroy)

                                            Nina Simone

                                (Un roman de Gilles Leroy)

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            Nina Simone est sans conteste un génie ; un génie du piano très vite reconnu et adulé par la communauté blanche dans une Amérique où le Ku Klux Klan régnait impunément dans certains états, posant des bombes et fauchant les Noirs dans les églises et les lycées. De même que Pierre Corneille écrivait « Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit », la petite Eunice Kathleen Waymon, celle qui dira plus tard avoir inventé la musique classique noire, savait à 17 ans ce qu'elle valait.

            Oui, Nina Simone est un génie de la musique classique, un génie du piano qui a commencé cet instrument à trois ans et la théorie musicale dès l'âge de six ans avec une oreille absolue. Malheureusement - sans doute parce qu'il n'y avait pas de place pour une fille noire dans un monde fait pour les Blancs - Eunice Kathleen Waymon ne sera pas la grande concertiste classique qu'elle a toujours rêvé être pour combler ses parents qui ont versé des larmes en la découvrant au piano, à deux ans et demi, jouant l'air préféré de sa mère. 

            A défaut d'être une concertiste classique, pour ne pas avoir à s'inquiéter du lendemain, elle va donner « des cours de solfège ou de chant à des gosses sans talent », chanter dans « cinq clubs à la fois ». Peu à peu, entraînée par le succès et l'argent qui vous mettent à l'abri du besoin, elle abandonne son rêve d'enfant et de jeune fille. Le génie a cessé de côtoyer les nuées pour plonger dans la fange. Et dans cette fange ou cette vie d'artiste, Nina Simone n'ira que de solitude en solitude parmi les hommes que « le bon Dieu n'a pas été foutu de créer parfaits ».

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            C'est cette solitude et cet échec vécus par Nina Simone comme une profonde meurtrissure qui rythment le récit que nous propose Gilles Leroy. Sous sa plume, c'est un portrait à la fois émouvant et attachant que nous découvrons. En le lisant, on comprend aisément pourquoi dans le panthéon des artistes mondialement connus, Nina Simone est l'une des rares dames que l'on cite et vénère sans en connaître l'œuvre ; on comprend pourquoi, comme Maria Callas dont elle se sent proche, sa réputation devance largement sa musique dans l'esprit du public à travers le monde.

            Gilles Leroy a réussi ici un portrait à la fois dynamique – Nina Simone devient souvent narratrice de son propre passé – émouvant et attachant grâce à des pages tantôt poétiques tantôt cinglantes de vérités historiques sur le racisme aux Etats-Unis. A travers le récit de la vie de cette artiste exceptionnelle, c'est aussi la peinture sans concession du monde trépidant et trouble du show business que nous livre l'auteur.  

° Remerciement : Merci à ma fille, Bérénice, qui m’a offert ce roman pour mon anniversaire me permettant de découvrir une grande dame de la musique et la vie d’un génie ayant vécu parmi ses semblables comme un albatros tombé du ciel.

Raphaël ADJOBI

Titre : Nina Simone, 276 pages

Auteur : Gilles Leroy

Editeur, Mercure de France, 2013, Collection Folio.

8 janvier 2015

Notre-Dame du Nil (Scholastique Mukasonga)

                                          Notre-Dame du Nil

                                      (Scholastique Mukasonga)

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            Que n'a-t-on pas dit et écrit sur l'historique génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 ? Quand un drame de ce type survient, nombreux sont ceux qui tremblent d'effroi et se posent des questions sur la marche du genre humain en ce bas-monde. Certains, momentanément, font vibrer leur fibre humanitaire ou sentimentale en se perdant dans des imprécations inintelligibles retenant toutes les attentions. D'autres enfin se font les experts de l'histoire du pays frappé par le drame et se perdent dans des discours insondables.

            Pendant dix ans, je me suis contenté d'être au nombre de la première catégorie de ces personnes, refusant de juger les protagonistes de cet événement historique avant d'avoir une juste idée de ce qui a pu pousser des hommes – des concitoyens – à cette extrémité au seuil du XXIe siècle. Tous ceux qui, comme moi, veulent savoir comment on peut en arriver là doivent lire Notre-Dame du Nil

            Scholastique Mukasonga nous livre dans ce livre un récit simple avec quelques longueurs qui, heureusement, ne lui font pas perdre son caractère agréable. Adroitement, elle nous fait remonter aux premiers signes annonciateurs du déferlement des tueries dont ont été victimes les Tutsi, tout en rattachant intimement cette ignominie à l'histoire du pays sous la colonisation belge empreinte des théories du XVIIIe siècle sur la hiérarchie des races et des peuples.

            Notre-Dame du Nil est un lycée de jeunes filles en fleurs destinées au rôle d'épouses des cadres supérieurs de la nation rwandaise. Fières et sûres de leur avenir, elles se plient volontiers à l'enseignement intellectuel et religieux sans oublier les multiples conseils – ô combien importants et formateurs ! – de la sœur supérieure et de l'aumônier de l'établissement. Les premières pages du livre peignant leur univers et leurs rêves juvéniles sont tout à fait plaisantes ; sans doute les plus belles et les plus attachantes.

            Malheureusement, dans ce lycée où domine une apparente innocence rôde un mal historique : l'opposition des Hutu – autoproclamés « peuple majoritaire » – et des Tutsi, les préférés des Belges à l'époque coloniale ; opposition astucieusement entretenue par la jeune militante Gloriosa. 

            Effectivement, au-delà des belles pages sur la vie quotidienne des jeunes filles dans ce lycée qui a parfois des airs de couvent, l'intérêt de ce livre réside dans les multiples détails qui structurent l'antagonisme Hutu-Tutsi né à une époque où ces derniers étaient élevés au rang de dieux égyptiens par le colonisateur belge. Se proclamant désormais « le peuple majoritaire » et prônant « une démocratie majoritaire », les Hutu soumettent les Tutsi à une politique de quotas savamment distillés qui apparaissent comme un mal ordinaire rythmant tous les discours quotidiens et tous les types de relations : amoureuses, amicales, culinaires, scolaires et estudiantines, administratives. Ce roman montre que ce mal rwandais était si profond qu'il était incomparable à tout autre en Afrique. Sauf peut-être dans les pays où est encore pratiqué l'esclavage. Ce mal ne peut que nous renvoyer à l'antagonisme entre protestants et catholiques en Irlande dans les dernières décennies du XXe siècle ou en France au XVIe siècle illustré par le massacre de la Saint-Barthélemy. 

            On comprend donc que dans un tel contexte, il suffisait que quelqu'un ayant une vengeance à assouvir criât au complot contre sa personne et donc sa communauté pour mettre le feu aux poudres. Et d’ordinaire, celui qui procède de la sorte pour embraser la société prend soin de fabriquer des preuves pour justifier ses propres crimes aux yeux du reste de l’humanité. Et c'est ce message universel que Scholastique Mukasonga semble nous rappeler dans ce récit sobre illuminé par la jeunesse pétillante des protagonistes.

Raphaël ADJOBI         

Titre : Notre-Dame du Nil, 275 pages, Prix Renaudot 2012

Auteur : Scholastique Mukasonga

Editeur : Gallimard, collection Folio, 2012.

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