Notre paix sera la mort de l’Europe
Les nombreux livres sur la traite négrière atlantique que l’on trouve désormais en librairie depuis cinq ou six ans ainsi que l’histoire récente des nations africaines laissent apparaître une constante : la présence de la figure de l’Europe au centre des guerres entre les différents peuples du continent africain. Le schéma de cette relation ou de ce mariage houleux à trois est donc vieux de cinq siècles.
Certes, l’histoire des autres continents ne révèle pas moins de guerres ou un visage plus pacifique. Certaines guerres portent d’ailleurs leur durée comme nom : Guerre de Sept ans, Guerre de Cent ans. On note aussi que la très grande majorité des héros européens à la gloire desquels ont été élevées des statues sont des anciens soldats. En clair, ce que les peuples européens magnifient le plus dans leur mémoire ce sont les guerres qu’ils ont dû livrer les uns contre les autres. Cependant une chose est à remarquer : ces guerres sont presque toutes - sinon toutes - des guerres de voisinage avec parfois le soutien d’un autre voisin ou d’un vassal ; mais jamais elles n’ont eu pour instigateur un peuple lointain ayant pour objectif le dépouillement du vaincu et la domination du vainqueur.
Outre celles qui peuvent être classées comme des querelles familiales, les guerres européennes étaient donc des guerres d’expansion ou de reconquête territoriale. On cherchait ça et là à sécuriser les voies d’accès aux richesses (la route de la soie, des épices). Rome a étendu sa domination à l’est jusqu’au Moyen-Orient et à l’ouest jusqu’en Gaulle. Au 19è siècle, Napoléon s’est fait sienne cette même visée expansionniste avant d’être définitivement défait par les Anglais. Il faut dire que déjà, les peuples commençaient à se reconnaître dans des frontières nationales. Et c’est justement ce sentiment national qui va peu à peu construire la paix entre les peuples et faire apparaître le caractère injuste des guerres. C’était déjà le sentiment d’une entité nationale agressée qui souleva les Madrilènes contre Napoléon au 19è siècle ; et c’est ce même sentiment qui, au 20è siècle, mit fin à l’avancée du nazisme qui voulait renouer avec les guerres d’expansion romaine et napoléonienne.
Quant aux guerres africaines, telles qu’elles nous apparaissent dans les récits oraux qui nous sont parvenus, elles obéissaient au départ au même schéma que les guerres traditionnelles connues à travers la terre entière. Elles étaient aussi le fait de querelles familiales, de voisinage ou d’une volonté d’expansion pour asseoir sa puissance et jouir d’un plus grand prestige. Dominer le monde était et reste le rêve de tous les puissants.
C’est à partir du 16è siècle que l’Afrique ne va plus connaître ce schéma classique de la guerre. Désormais, un acteur étranger, l’Européen, tel un dieu au-dessus de la mêlée, va sillonner ce continent, piquer l’un, flatter l’autre, pour entretenir les litiges et faire naître des raisons de mener des guerres. Il est même étonnant de lire dans tous les livres traitant de l’esclavage des nègres à quel point les négriers européens vivaient dans la hantise de voir la paix s’établir entre les peuples africains. Ce court extrait de la lettre du représentant en Afrique de la Compagnie du Sénégal adressée à Paris lors des querelles de successions après la mort du roi de Cayor illustre bien cet état d’esprit général : « Et comme ces deux frères ne sont pas toujours unis pour agir par un même principe et selon leurs intérêts communs, il sera facile au Directeur particulier de Gorée de les entretenir de manière que quand l’un voudrait le mauvais et interdire le commerce (des esclaves), on soit sûr de le faire avec l’autre et même l’engager dans nos démêlés particuliers […]. Surtout, il faut empêcher que ces deux couronnes ne soient jamais sur une même tête. » (1) En d’autres termes, il faut éviter que les deux princes parviennent à s’entendre et vivent dans la paix ! Voilà la devise « diviser pour régner » érigée en principe politique. Et pour éviter la paix entre les nègres, comme le dit si bien Lino Novàs Calvo dans Le Négrier, Roman d’une vie (éditions Autrement Littérature), « l’important était de corrompre les chefs puis de leur fournir des armes – car les armes produiraient la guerre » et la guerre le commerce des esclaves. C’était aussi simple que cela !
En lisant ces lignes, le lecteur d’aujourd’hui se dit sans doute : « Quelle horreur ! Quelle attitude criminelle ! » Devant ces cris d’indignation, je me dis alors : posons-nous la question de savoir pourquoi l’Europe pérennise une pratique que la conscience humaine moderne nourrie d’humanisme considère comme une injustice, voire un crime. Quel est cet intérêt supérieur à la conscience humaine qui nous fait applaudir les opérations de nos soldats en terres étrangères comme dans les siècles passés ?
Quand nous sommes en paix et qu’aucun ennemi ne nous menace, quel intérêt peut nous inciter à prendre les armes contre l’autre ? Il me semble que seul cet instinct animal singulier dont l’homme est doué et dont il abuse et qui s’appelle la peur du manque ou le désir de toujours vouloir plus - que certains nomment complaisamment « la prévoyance » - peut expliquer cette course à l’appropriation des biens d’autrui. « Le rôle d’un président, dit Barack Obama, c’est de veiller à ce que son pays ne soit pas en manque des ressources qui lui sont nécessaires ». Par ces quelques mots, le président des Etats-Unis d’Amérique traduit la préoccupation de tous les occidentaux : la course aux ressources minières et énergétiques des pays non industrialisés. Que chacun comprenne une fois pour toutes que pour les occidentaux, les autres peuples sont là pour pourvoir aux besoins de la société de consommation !
Pendant deux ou trois décennies, tout le monde a cru que l’humanité tout entière était entrée dans une ère de fraternité irréversible et que par elle la justice s’établirait entre les nations. Or, aujourd’hui, les pompes aspirantes jetées sur les pays pauvres au 19è siècle menacent de se déconnecter des sources d’approvisionnement. L’Occident menace donc ruine, se dit-on, si ses besoins en matières premières et en énergies de toutes sortes ne sont pas garantis. Il devient par conséquent urgent de forcer l’Afrique qui en dispose en quantité considérable à les céder à ceux qui en ont besoin. Son développement à elle peut attendre.
Alors, pour y parvenir, on remet au goût du jour le caractère juste des guerres. Comme dans la fable du « Loup et l’Agneau » de La Fontaine, on invente tant bien que mal des arguments justificateurs : tel menace la sécurité de l’Europe ; tel autre est un dictateur qui maltraite son peuple ; celui-là n’est pas assez démocrate. Et voilà l’Europe repartie pour resserrer l’étau de sa domination de l’Afrique acquise au 19è siècle alors que les Africains croyaient qu’il se desserrerait progressivement et sûrement au nom de l’indépendance des peuples à s’assumer eux-mêmes. Hier, les guerres africaines menées à l’instigation des Européens produisaient des esclaves ; aujourd’hui, les guerres menées sur ce continent produisent des matières premières à vil prix.
Devant cette désillusion, que reste-t-il à l’Afrique comme moyen d’action pour la reconnaissance de son intégrité ? Comme l’appelait de ses vœux l’ancien président de l’Afrique du Sud, M. Thabo Mbeki, il faut que dans tous les pays africains, les peuples s’organisent dans des manifestations gigantesques pour crier leur indignation et leur refus du sort que leur réservent les puissants de ce monde. C’est la façon la plus claire de lancer à la face des peuples de la terre, en particulier ceux d’Europe, un vibrant appel au réveil de leur conscience face aux crimes commis en leur nom. Au regard des « mouvements des indignés » qui se multiplient dans les sociétés occidentales, on peut croire que les peuples de l’Occident sont prêts à comprendre l’Afrique si celle-ci lançait à son tour un grand cri d’indignation contre la prédation dont elle est victime. Mais pour cela, il faut absolument que l’Afrique elle-même se réveille. Cela suppose qu’elle retrouve une grande unité et une grande solidarité dans ses revendications à l’égard de l’Europe. Si l’Afrique continue à faire la morte, rien ne changera ; quand elle se réveillera, l’Europe tremblera.
1. Labat (R.P.), Nouvelle Relation de L’Afrique Occidentale, T. IV, p. 250 ; cité par Tidiane Diakité in « La traite des Noirs et ses acteurs africains », p. 102.
Raphaël ADJOBI