Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
28 juillet 2014

Comprendre Fanon (Michaël Azar)

                                            Comprendre Fanon

                                                    (Michaël AZAR)

Frantz Fanon 0003

            Voici un livre qui fera le bonheur des étudiants et des lycéens qui voudront découvrir ou approfondir aisément la pensée de Frantz Fanon. Comme touché au cœur par la profondeur de la pensée de cet auteur, Michaël Azar nous invite à nous en imprégner à travers ses deux textes essentiels : Peau noire, masques blancs et Les damnés de la terre.  

La profonde humanité dont fait preuve Michaël Azar lorsqu’il reprend quelques convictions communes aux nègres est très réjouissante. Je ne veux citer que celle-ci : « Ni la fin de l’esclavage en 1848, ni la départementalisation de la Martinique en 1946, ne transforme fondamentalement le genre de pouvoir que Fanon met au cœur de ses analyses, à savoir la structure idéologique qui établit la culture française et la blancheur comme normes évidentes dans l’empire colonial français ». Au regard d’une telle conviction, le lecteur est prévenu qu’il n’est pas ici question de doutes, de recherches superficielles, mais de la juste compréhension de la pensée et même de l’état d’esprit d’un nègre colonisé dont les agitations pour sortir de cet état de dépendance méritent d’être sérieusement étudiées.

            Le travail de Michaël Azar nous conduit à voir dans Peau noire, masques blanc, cette conviction de Frantz Fanon selon laquelle « si le Noir a un tel désir d’être blanc, c’est parce que l’ordre social privilégie la peau blanche ». Et pour rompre avec ce désir, il faut rompre avec cet ordre social en créant un ordre nouveau où le Noir et le Blanc ne reconnaîtront pas l’infériorité pour l’un et la supériorité pour l’autre. 

            Dans ce travail de rupture avec l’ordre établi, la valorisation de la couleur noire qui fut le chant du mouvement de la négritude apparut nécessaire dans la pensée de Frantz Fanon. Cependant, elle ne pouvait pas être la finalité de son combat ; sinon elle apparaîtrait comme un piège qui conduirait à un antagonisme permanent. Aussi, ce que propose Fanon c’est « un nouvel humanisme (qui) ne peut être fondé sur des catégories raciales ou ethniques mais doit avoir la liberté de l’homme comme point de départ et ensuite aspirer à une véritable société égalitaire où la liberté repose sur une reconnaissance mutuelle entre les hommes ».

LA RéVOLUTION FANON 0002_crop

            La suite de l’analyse de Michaël Azar montre que cet idéal proclamé dans Peau noire, masques blancs est pour ainsi dire achevé dans sa formulation quand on lit Les damnés de la terre. Ce dernier livre montre que c’est la révolution algérienne qui fournit à Frantz Fanon les éléments nécessaires à sa réflexion. Comme la négritude, la révolution lui semble valoriser la culture bafouée par la colonisation. Mais, selon Michaël Azar, avec la révolution Frantz Fanon va plus loin. Pour celui-ci, en proclamant « une révolution au nom de la nation, de la liberté et de l’indépendance », l’Algérie rejoint les valeurs que la France prétend incarner et se hisse donc sur le même pied d’égalité qu’elle. Cela revient à dire que pour Fanon c’est dans la révolution que s’accomplit l’idéal qui ne pouvait s’accomplir dans le combat de la négritude ; car dans la révolution il y a « rupture radicale » (une nouvelle identité reconnue et célébrée remplace celle du colon) et « continuité fondamentale » (reprise des idéaux révolutionnaires universels dont se drape la France). Cependant, souligne Michaël Azar, le nationalisme révolutionnaire comporte des dangers que Frantz Fanon semble avoir sous-estimés.  

            Dans cet essai, l’auteur ne manque pas d’éclairer les propos de Fanon par rapport aux grands penseurs tels Sartre, Freud, Hegel et Marx, souvent cités  dans sa quête d’un nouvel humanisme et d’un homme nouveau. Vous y trouverez, à foison, de nombreuses et belles maximes qui vous réjouiront assurément. Enfin, vous comprendrez pourquoi Frantz Fanon est marginalisé à la fois en France et en Algérie. En tout cas, ce livre vient nous confirmer que la profondeur de la pensée de Frantz Fanon sur le colonialisme, le racisme institutionnalisé et la recherche d’un nouvel humanisme, fait de lui un auteur incontournable dans le paysage mondial. 

Raphaël ADJOBI           

Titre : Comprendre Fanon, 110 pages.

Auteur : Michaël AZAR

Illustrateur : Yves Rouvière

Editeur : Max Milo, juillet 2014

Publicité
25 juillet 2014

Nantes assume admirablement son passé de port négrier

      Nantes assume admirablement son passé de port négrier  

100_0608

           La ville de Nantes est ma plus belle découverte de cet été 2014. C’est la ville aux nombreux espaces publics, pas forcément très arborés. Cela est sans doute dû au fait que « l’Edre, déviée de son cours, est en partie enterrée et deux bras de Loire sont comblés… ». En tout cas, cela donne des espaces agréables qui invitent à la promenade.

Nantes port négrier 0002

           Ici, on a pensé à faciliter la vie à la population et aux visiteurs en aménageant de nombreuses aires de stationnement en plein centre-ville et dans ses environs. Le soir, Nantes offre un grand air d’Amsterdam avec une foule de restaurants aux spécialités variées rappelant les pays lointains, surtout exotiques ; et alors on se souvient de son passé de port international… négrier. On imagine aisément les milliers de marins venus de tous les horizons européens s’encanailler dans ces lieux qui devaient être des tavernes de mariniers. En tout cas, l’ambiance paisible de ces petites rues du centre encombrées de terrasses peuplées de têtes joyeuses fait de Nantes une ville cosmopolite et très conviviale.

                Les curiosités ou atouts touristiques de la ville

Le Château des ducs de Bretagne abrite le musée d’histoire de Nantes. Or, l’histoire de Nantes – mis  à part l’épisode de la noyade des vendéens par Jean-Baptiste Carrier envoyé par la Convention en 1793 pour stopper leur soulèvement – c’est essentiellement le négoce et « l’or noir ». C’est pourquoi, les éléments les plus nombreux et les plus attractifs de ce musée sont ceux qui évoquent le passé colonial de ce port négrier qui compta jusqu'à 700 Africains au sein de sa population en 1777, selon un recensement réalisé en Bretagne cette année-là.

100_0597

            N’oublions pas que plus de 27 233 expéditions négrières ont été recensées au départ des ports européens entre le XVe et le la fin du XIXe siècle. Si en Angleterre, Liverpool, Londres et Bristol, s’illustrèrent dans ce juteux commerce, Nantes fut en effet le premier port négrier de France devant La Rochelle, Bordeaux, le Havre et Saint-Malo. De toute évidence, la ville semble avoir fait le choix d’assumer ce passé esclavagiste plutôt que d’en faire un objet de honte qu’il faut cacher sous le voile du mensonge. Et elle a raison ! Elle a raison d’ouvrir les pages de son histoire aux Français, toutes les pages de son histoire. C’est notre passé à tous et nous devons être capables de le regarder en face pour qu’il nous serve de leçon dans la construction de notre cohésion sociale, nationale. Personne n'a le droit de nous imposer les pages de notre passé à exclure de notre mémoire, de notre Histoire.

            Ne manquez pas l'occasion de faire une halte à la librairie du musée : elle propose un très riche choix de livres (y compris des livres de jeunesse) qu'il est difficile de trouver ailleurs.

100_0605

Le mémorial de l’abolition de l’esclavage : Pour montrer à la France entière qu’elle assume son passé de port négrier, Nantes ne s’est pas contentée d’enfermer les témoignages de ce pan de son histoire qui a fait sa fortune et sa réputation dans un musée, loin du regard des passants. Elle a pris la décision de rendre hommage à toutes les victimes africaines de la traite atlantique en leur érigeant un magnifique mémorial sur sa plus grande et plus belle avenue. Un geste sans doute unique en France qu’il convient de saluer ! Ce monument se présente comme une longue et sobre esplanade sur laquelle le public peut déambuler et s’instruire à la fois pour découvrir les noms des différents bateaux nantais ayant participé aux expéditions négrières. On peut y lire aussi les noms des nombreux sites de traite des côtes africaines. Les historiens en ont dénombré plus de quatre cents. Une exposition sur Haïti s'y tient cet été.

100_0603

Sous l’esplanade, on peut continuer son instruction en découvrant d'immenses textes relatifs à l’esclavage outre atlantique mais également à l’esclavage en général. On peut y lire l’ordre de l’abolition de l’esclavage dans les différents pays du monde. On constate que les pays à confession musulmane – les premiers à avoir pratiqué la traite négrière – ont été les bons derniers à s’exécuter : le Koweït (1949), le Qatar (1952), l’Arabie Saoudite et le Yemen (1962) Oman (1970), Mauritanie (1981), Pakistan (1992). Les premières abolitions ont eu lieu aux Etats-Unis : Le Vermont (1777), la Pennsylvanie (1780), New Hampshire (1783)… Rappelons que l’esclavage a été aboli en France une première fois en 1794 ; rétabli par Napoléon en 1802, elle sera aboli une deuxième fois en 1848.

Le parc d'attraction : L'éléphant articulé est la grande attraction de cet espace immense avec des coins et recoins pour se reposer, lire, ou admirer les bateaux loin du bruit des manèges. Ce lieu de divertissement et de détente est situé à environ 200 mètres du mémorial de l'abolition de l'esclavage.    

100_0615

Conclusion : Pendant de nombreuses années, les différents ports négriers français ne voulaient pas entendre parler de commémoration ou de monument commémoratif évoquant l’esclavage. Aujourd’hui encore des hommes politiques français refusent de regarder en face ce passé de notre pays et se perdent dans des discours incohérents qui témoignent de leur imbécilité devant les crimes contre l’humanité. Maintenant que Nantes a donné une belle leçon d’humilité à toutes les cités de France et par la même occasion à tous les hommes politiques, nous espérons que la commémoration de l'esclavage ne sera plus regardée comme une arme aux mains des Noirs français mais un devoir national. En tout cas, à Nantes, la commémoration de l'abolition de l'esclavage est devenue une attraction touristique.                      

Raphaël ADJOBI

22 juillet 2014

Peau noire, masques blancs (Frantz Fanon)

                         Peau noire, masques blancs

                                       (Frantz Fanon)

Peau noire masques bl

            Pour apprécier ce texte de Frantz Fanon, il ne faut pas avoir peur des mots crus, des expressions cinglantes. Ce livre est une œuvre de jeunesse. Publié alors qu’il n’avait que 26 ans, il porte l’empreinte de toute la hargne de l’écorché vif, de toutes les insanités déversées sur l’homme noir. Ici, Fanon déchire le voile colonial français ayant fabriqué tant d’imbéciles – Noirs et Blancs. Je vous l’ai dit : il ne faut pas avoir peur des mots. Oui, le colonialisme a produit trop d’imbéciles, ces êtres qui regardent le doigt qui indique le chemin plutôt que le chemin ! Près d’une dizaine de fois, Frantz Fanon emploie les termes « imbécile » et « imbécilité » parce que ce sont ceux qui conviennent parfaitement au Noir et au Blanc, victimes de l’esprit colonial. Car quel que soit le domaine qu’il a sérieusement analysé, psychanalysé, une chose l’a définitivement frappé : « le nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité, se comportent tous deux selon une ligne d’orientation névrotique ».

            Mais rassurez-vous ! Il n’est pas question pour Frantz Fanon d’éduquer l’armée d’imbéciles blancs qui veulent enfermer le Noir dans l’habit taillé pour lui, mais d’amener ce dernier à ne pas être esclave de leurs archétypes. Il veut clairement « aider le Noir à se libérer de l’arsenal complexuel qui a germé au sein de la situation coloniale. » Décoloniser le nègre, car « une authentique saisie de la réalité nègre [doit] se faire au détriment de la cristallisation culturelle » forcément coloniale. 

            Comment y parvenir ? Frantz Fanon établit son diagnostic à partir de constats qui lui ont paru évidents : 

Premier constat : le Noir est ambivalent ; il se comporte différemment avec le Blanc et avec un autre Noir. Dans le chapitre qu’il intitule Le Noir et le langage, il s’appuie sur des faits concrets, des expériences pour démontrer que le langage du Noir est vicié par le poids de la culture coloniale qui génère en lui « un nouveau type d’homme qu’il impose à ses camarades, à ses parents ». 

Deuxième constat : La femme noire antillaise prend des dispositions particulières lorsqu’elle entre en contact avec l’homme Blanc et détermine une attitude particulière de ce dernier à son égard. Dans ce deuxième chapitre intitulé La femme de couleur et le Blanc, Frantz Fanon  montre combien « le nègre est esclave de son infériorité et le Blanc esclave de sa supériorité ». Etat de chose rendu possible par le fait que sous le poids du discours colonialiste, la femme antillaise n’aspire qu’à une chose : s’unir à un homme blanc pour blanchir sa négritude. « De la blancheur à tout prix » est donc son credo.

Troisième constat : si la négresse veut blanchir sa « race » en s’unissant à un Blanc, le Noir, « incapable de s’évader de sa race […] par son intelligence et son travail assidu » va à son tour chercher son salut dans une union avec une femme blanche. En d’autres termes, le chapitre trois, L’homme de couleur et la Blanche, montre que le nègre n’échappe pas non plus à la tentation de s’élever jusqu’au Blanc.   

Quatrième constat : Non, Hitler n’est pas mort ! La civilisation européenne et ses représentants les plus qualifiés sont responsables du racisme colonial. Quand on refuse à un peuple les moyens de s’épanouir et de montrer ce dont il est capable, on ne l’accuse pas d’être incapable de produire des génies. Dans le chapitre Du prétendu complexe de dépendance du colonisé, Frantz Fanon montre que ce n’est ni l’économie ou la pauvreté qui crée le racisme ; « c’est le raciste qui crée l’infériorisé […] c’est l’antisémite qui fait le Juif ». 

Cinquième constat : Dans L’Expérience vécue du Noir, l’auteur montre que le vécu du nègre est fait de sentiments très durs qu’il est seul capable de traduire. Dans ce chapitre, Frantz Fanon a su trouver dans les écrits littéraires des exemples précis pour illustrer la perte de contrôle du nègre devant le monde des Blancs. Et « comme la couleur est le signe extérieur le mieux visible de sa race [et] le critère sous l’angle duquel on juge les hommes sans tenir compte de leurs acquis éducatifs et sociaux », toute recherche de la nature vraie du Noir est devenue irréalisable parce que faussée par son état de colonisé.

Sixième constat : On découvrira dans le chapitre six, l’une des grandes qualités de Frantz Fanon : saisir et mettre en évidence les singularités du Noir. Dans ce très long chapitre intitulé Le Nègre et la psychopathologie, il montre que le Noir a besoin de soins particuliers dès lors qu’il vit dans un milieu de Blancs. En effet, les récits blancs qui constituent le support de son éducation ont sur lui un impact indéniable : « l’Antillais a le même inconscient collectif que l’Européen […] il est normal que l’Antillais soit négrophobe ». Par ailleurs, il montre que les Blancs racistes sont ceux qui ont un sentiment d’infériorité sexuelle. Chapitre à lire et à relire…

Septième constat : Dans Le Nègre et la reconnaissance – le dernier chapitre du livre – Fanon montre que le désir de dominer l’autre, d’être reconnu par l’autre, voire d’être Blanc comme l’autre caractérise essentiellement l’Antillais. Malheureusement, dit-il, « le nègre ignore le prix de la liberté, car il ne s’est pas battu pour elle ». Passage qui doit faire réfléchir tous les peuples noirs qui sont « passés d’un mode de vie à un autre, mais pas d’une vie à une autre », qui ont été libérés par le maître et n’ont donc pas soutenu la lutte pour la liberté.

            Frantz Fanon est devenu en ce début du XXIe siècle le penseur français que l’on ne peut contourner. Chaque fois que l’on parle de colonisation ou de décolonisation, de racisme, d’esclavage, de  lutte pour les libertés, on ne peut éviter de penser à lui. C’est que, avant tout le monde, le jeune psychiatre avait trouvé l’occasion d’appliquer les techniques de sa science et de révéler les grandes souffrances du colonisé, dénonçant en même temps le colonisme et le racisme qui en découle.

Raphaël ADJOBI                       Faites un don à l'association La France noire

Titre : Peau noire, masques blancs, 188 pages.

Auteur : Frantz Fanon,

Editeur : Editions du Seuil, 1952.    

6 juillet 2014

L'OEDIPE NOIR, des nourrices et des mères (Rita Laura Segato)

                                                   L’Œdipe noir     

                                       Des nourrices et des mères

                                               (Rita Laura Segato)

L'Oedipe noir 0006

            Ce petit livre est une analyse psychologique d'une tradition européenne qui a connu une ampleur inégalée sur le terrain colonial et particulièrement au Brésil : le recours à la nourrice pour l'allaitement et les soins du premier âge des enfants blancs. Une pratique qui – tout le monde est d'accord pour le dire – n’est pas sans conséquence sur la psyché de l'enfant par rapport à la perception du corps féminin d'une part et du corps non-Blanc d'autre part. 

            En Europe, partout où cette pratique a été dénoncée, on a invoqué la négligence ou le manque d'amour des nourrices mercenaires. C'est du moins ce que l'on constate dans les manuels pédagogiques des XVIIe et XVIIe siècles. Au Brésil, ce sont essentiellement des raisons hygiéniques doublées de « la rancœur raciale retournée contre les Noirs » qui ont été brandies pour la combattre. Si, ici comme là-bas, on est passé peu à peu de la "nourrice de lait" à la "nourrice sèche" ou "nounou" (baba au Brésil), le cas de ce grand pays d'Amérique s'inscrit dans une configuration particulière et ne peut manquer de susciter une analyse particulière. 

 Les Blancs élevés par des nourrices noires seraient-ils plus racistes ?  

            Rita Laura Segato, anthropologue et féministe d'origine argentine, entreprend ici de montrer comment, en refusant de sonder les conséquences d'une pratique généralisée pendant plusieurs siècles sur son sol, le Brésil s'est enfoncé dans un racisme d'un autre type. En effet, « chaque peuple possède sa propre forme de racisme » ; et la profondeur de celle du Brésil est à chercher dans la généralisation de l'allaitement des enfants blancs par les esclaves noires.

            La question qui mérite d'être posée tout de suite et de manière crue est alors celle-ci : les Blancs élevés par des nourrices noires seraient-ils plus racistes que les autres Blancs ? La réponse est oui ! Au Brésil, selon Maria Elisabeth Ribeiro que cite l'auteur, « l'image de la femme noire figure dans un scénario miné par les conflits de classes où elle déverse de l'affectivité dans l'imaginaire collectif, rendant plus léger et plus doux le joug de l'esclavage dans la mémoire sociale ». En d'autres termes, « l'image de la mère noire douce et tendre s'utilise pour minimiser la violence de l'esclavage. Nous sommes en face d'un crime parfait », conclut l'anthropologue d'origine argentine. Mais il serait bon de lire son livre pour les différents éléments qui sous-tendent la complexité de ce racisme. 

            Retenons ici que dans la dernière partie de ce petit livre, Rita Laura Segato démontre comment le racisme brésilien est clairement lié à une négation du Noir et de l'Afrique, « une dé-connaissance de la négritude ». En principe, « l'enfant est le propriétaire ou le locataire de la mère » ; ce qui suppose un amour et une intimité de passage suffisants pour expliquer pourquoi on n'épouse pas sa mère. Mais ici, note-t-elle, « parce que celle-ci est achetée ou salariée », cela accentue le sentiment de propriété privée et donc de domination chez l'enfant blanc devenu adulte. Ce qui fait dire à l'auteur que « la maternité mercenaire équivaut ici à la sexualité dans le marché de la prostitution ».

            On comprend dès lors pourquoi l'enfant blanc devenu adulte méprise cette image de la femme noire au point de refuser d'en faire son épouse. Dans sa psyché, toute femme noire est une prostituée à fuir. Cependant, « si le sentiment d'unité est perdu, le sentiment de propriété demeure [...] et le sentiment amoureux se transforme facilement en colère face à la perte » et s'exprime par un racisme violent. On comprend pourquoi, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, des Brésiliens - certainement ceux qui ont bu le lait au sein des nourrices noires - ont travaillé pour minimiser la place de la mère africaine dans les peintures et la faire disparaître dans les photographies de famille en la couvrant d'un voile.

    Le Brésil noierait-il ses traumatismes dans les excès ?  

            Ce livre nous montre donc que l'obsession de la négation de la nourrice africaine dans la société brésilienne équivaut à la négation de la race. N'oublions pas que le Brésil a connu une autre histoire douloureuse inégalée, dont les conséquences sont visibles dans le très grand nombre de métis sur son territoire : il fut le premier pays à instituer les harems et les haras humains. Aiguillonnés par la cupidité, les colons ensemençaient eux-mêmes leurs esclaves noires, se lançaient dans les croisements des couleurs noires et moins noires afin d'obtenir des espèces métissées plus chères sur le marché des villes et des grandes demeures bourgeoises. Cette culture industrielle du métissage a abouti à un sentiment bizarre – une négation du Noir et de l’Afrique – dans l’ensemble de la population. En effet, comme l’a constaté Nelson Rodrigues en 1993, « ici, le Blanc n’aime pas le Noir, et le Noir n’aime pas beaucoup le Noir non plus ». On n'est donc pas étonné de voir le pays noyer la souffrance psychique causée par ces traumatismes dans des excès comme la danse, les carnavals et la passion du football ; exactement comme certains noient leur chagrin dans l'alcool et les drogues illicites. C'est à croire que le Brésil est dépendant des passions excessives. 

Raphaël ADJOBI                

 

Titre : L'oedipe Noir, 57 pages (sans l'introduction de Pascal Molinier).

Auteur : Rita Laura Segato

Editeur : Payot & Rivages, 2014 (collection : Petite bibliothèque Payot).

Publicité
Publicité
Publicité