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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
13 novembre 2016

Philida (André Brink)

    Philida ou l'ancêtre esclave d'André Brink                                            

Philida 0001

            Avec Philida, André Brink nous plonge dans les eaux troubles de sa famille. Captivant du début à la fin, ce roman est assurément l'un des plus beaux sur l'esclavage. En modifiant quelque peu les propos que l'auteur prête à l'un de ses personnages, nous pouvons ainsi résumer l'esprit de l'œuvre : "Un jour le SeigneurDieu a décrété : Que la lumière soit. Et la lumière fut. Et puis, il a dit : Que les [Blancs] soient [en Afrique du sud]. Et [l'Afrique du sud] grouilla de [Blancs]. Et puis un jour, il a parlé et il dit : Que les Brink soient. Et ça été la chienlit".

            C'est avec ce ton d'une déroutante franchise que l'illustre romancier sud-africain nous ouvre pour ainsi dire l'album de sa famille et nous fait découvrir avec effroi la vie mouvementée de l'esclave Philida. En effet, celle-ci a été durant son enfance la compagne de jeu idéale d'un de ses ancêtres. La jeune esclave affectée à la confection des tricots pour la famille et François Brink grandiront ensemble et connaîtront ce qu'un garçon et une fille qui ne se quittent pas finissent par connaître. Malheureusement pour Philida, et heureusement pour François Brink, le sang des Noirs ne compte pas parce qu'ils ne font pas partie de l'humanité.

            Dans ce roman, André Brink montre de façon volontairement outrageante l'esprit des Blancs imbus de leurs droits sur le reste de l'humanité. "La blancheur de notre peau - laisse-t-il dire - prouve que nous sommes les fils du Seigneur. [...] Nous sommes arrivés blancs sur cette terre et, à la grâce de Dieu, blancs nous serons au jugement dernier". Les jeunes esclaves noires dont père et fils abusent en toute impunité - parfois au prix de fallacieuses promesses - les enfants métis qu'ils vendent pour avoir la conscience tranquille ou qu'ils noient pour cacher leur adultère quand ce n'est pas pour éviter de contrecarrer un mariage avantageux, tout cela doit être caché aux yeux des autres Blancs pour s'assurer le paradis. Par ailleurs, aller avec ses enfants assister à la pendaison d'un Noir est le gage de la pérennité de la suprématie blanche.

            Mais dès l'enfance, Philida est apparue comme une questionneuse et une raisonneuse. Quand elle recevait régulièrement les coups de fouet, "[...] même les jours ordinaires quand (elle) portait les seaux de merde ou les pots de chambre pour les vider dans le grand trou à l'arrière, [...] ou même les bons jours où (elle) pouvait rester assise à tricoter pendant des heures, (elle) pensait : [...] ça peut pas être réduit à ça, la vie.[...] Un jour, il se passera quelque chose qui changera tout". Ce jour est-il enfin arrivé quand elle découvre que son sang ne compte pas ? Que ses enfants ne comptent pas ?

            En tout cas, avec Philida, André Brink fait bruyamment souffler un vent de liberté dans les branches de l'arbre généalogique d'une famille blanche sud-africaine. Et tout le mérite lui revient parce que cette famille, c'est la sienne.

Raphaël ADJOBI

Titre : Philida, 373 pages. / Une conférence sur les réparations

Auteur : André Brink

Editeur : Actes Sud, 2014.

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5 novembre 2016

Le Code du piéton noir aux Etats-Unis d'Amérique (par Garnette Cadogan)

   Le code du piéton noir aux Etats-Unis d'Amérique

Le code du piéton noir 0005

Voici l’extrait d’un article de l’essayiste et journaliste Garnette Cadogan d’origine jamaïcaine, publié dans la revue américaine biannuelle Freeman’s le 1er octobre 2015 et repris par le Courrier international du 29 septembre 2016. Garnette Cadogan nous montre que « dans la rue, la liste est longue des comportements à éviter pour les Africains-Américains : ne pas courir, ne pas porter de capuche, ne pas poireauter à un croisement… Une méprise est si vite arrivée ». Quand l'arbitraire est érigé en loi implacable contre une catégorie humaine...

Quand je suis arrivé à New York, en 2005, j’étais un adulte prêt à se perdre dans « les foules de Manhattan avec leur chœur turbulent et musical »(Walt Whitman). […] Je longeais les gratte-ciel de Midtown, qui déversaient dans les rues leur énergie sous formes de personnes affairées, et gagnais l’Uppper West Side, avec ses immeubles majestueux de style Beaux-Arts, ses habitants élégants et ses rues bourdonnant d’activité. [...] Quand l’envie me prenait de respirer l’ambiance du pays, je filais à Brooklyn, dans le quartier de Crown Feights, pour trouver cuisine, musique et humour jamaïcains. La ville était mon terrain de jeu.

Mais la réalité m’a vite rappelé que je n’étais pas invulnérable.

                                                        Regards hostiles

            Un soir, dans East Village, je courais pour aller au restaurant lorsqu'un Blanc devant moi s'est retourné et m'a expédié dans la poitrine un coup de poing si violent que j'ai eu l'impression que mes côtes s'étaient tressées autour de ma colonne vertébrale. J'ai d'abord supposé qu'il était ivre mais j'ai vite compris qu'il avait tout simplement cru, parce que j'étais noir, que j'étais un criminel voulant l'attaquer par derrière.

            Si j'ai rapidement oublié cet incident, classé au rang de l'aberration isolée, il m'a été impossible d'ignorer la méfiance mutuelle entre la police et moi. Elle était quasiment instinctive. Ils déboulaient sur un quai de métro ; je les apercevais. (Et je remarquais que tous les autres Noirs enregistraient également leur présence, alors que presque tous les autres voyageurs ne leur prêtaient aucune attention.) Ils me dévisageaient d'un regard hostile. Cela me rendait nerveux, et je leur jetais un coup d'œil. Ils m'observaient fixement. J'étais de plus en plus mal à l'aise. Je les observais à mon tour tout en craignant de leur paraître suspect. Ce qui ne faisait qu'accroître leurs suspicions. Nous poursuivions ce dialogue silencieux et désagréable jusqu'à ce que la rame arrive et nous sépare enfin.

                                                          Nulle excuse

            Je m'étais fixé une série de règles : ne jamais courir, surtout la nuit ; pas de geste brusque ; pas de capuche ; aucun objet brillant - à la main ; ne pas attendre des amis au coin d'une rue, de crainte d'être pris pour un dealer ; ne pas traîner à un coin de rue en téléphonant sur mon portable (pour la même raison). Le confort de la routine s'installant peu à peu, j'en suis évidemment venu à enfreindre certaines de ces règles, jusqu'à ce qu'une rencontre nocturne me les fasse diligemment réadopter.

            Après un somptueux dîner italien et quelques verres pris avec des amis, je courais en direction de la station de métro de Colombus Circle - je courais parce que j'étais en retard pour rejoindre d'autres amis. J'ai entendu quelqu'un crier, j'ai tourné la tête et j'ai vu un policier qui s'approchait, son pistolet braqué sur moi. "Contre la voiture !" En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, une demi-douzaine de flics m'ont entouré, plaqué contre une voiture et m'ont menotté. "Pourquoi courais-tu ?" Les flics ont ignoré mes explications et ont continué à me harceler. Tous sauf un : un capitaine. Il a posé la main sur mon dos et a déclaré à la cantonade : "s'il avait couru depuis un moment, il transpirerait". Il m'a expliqué qu'un Noir avait poignardé un passant quelque temps auparavant à deux ou trois bloc de là et qu'ils le recherchaient. Il m'a dit que je pouvais partir. Aucun de ceux qui m'avaient interpellé n'a jugé nécessaire de me présenter des excuses. Ils semblaient estimer que ce qui était arrivé était ma faute parce que je courais.

            J'ai alors réalisé que ce que j'aimais le moins dans le fait de marcher dans New York, ce n'était pas de devoir apprendre de nouvelles règles de navigation et de socialisation - chaque ville a les siennes. C'était plutôt l'arbitraire des circonstances dans lesquelles ces règles s'appliquaient, un arbitraire qui me donnait l'impression d'être redevenu un gamin, qui m'infantilisait. Quand nous apprenons à marcher, chaque pas est dangereux. Nous apprenons à éviter les collisions en étant attentifs à nos mouvements et très attentifs au monde qui nous entoure. En tant qu'adulte noir, je suis souvent renvoyé à ce moment de l'enfance où je commençais juste à marcher. Je suis en alerte maximum, aux aguets. Une bonne part de ma marche ressemble à la description qu'en avait faite un jour mon amie Rebecca : une pantomime exécutée pour éviter la chorégraphie de la criminalité.

                                                            Vigilance

Garnette Cadogan 0002

            Marcher, quand vous êtes noir, restreint l'expérience de la marche. Au lieu d'avoir le sentiment de flâner sans but dans les pas de Witman, Melville, Kazin et Gornick, j'ai souvent l'impression de marcher sur la pointe des pieds de Badwin - le Badwin qui écrivit, dès 1960 : "Rare est en effet le citoyen de Harlem, depuis le paroissien le plus circonspect jusqu'à l'adolescent le plus remuant, qui n'a pas des tas d'histoires à raconter sur l'incompétence, l'injustice et la brutalité de la police. Je les ai moi-même subies ou en ait été témoin plus d'une fois." Marcher me donne à la fois le sentiment d'être plus éloigné de la ville, en raison de la conscience que j'ai d'y être perçu comme suspect, et d'en être plus proche, par l'attention permanente qu'exige ma vigilance. Cela m'amène à me promener de façon plus déterminée, à me fondre dans le flux de la ville plutôt que de m'en tenir à distance pour pouvoir l'observer. Marcher - l'acte simple et répétitif consistant à mettre un pied devant l'autre afin de ne pas tomber - ne se révèle pas si simple que cela lorsque vous êtes noir.

Garnette Cadogan

Article publié le 1er octobre 2015.

° Images : le Courrier international.

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