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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
14 novembre 2010

La prochaine fois, le feu (de James Baldwin)

                    La prochaine fois, le feu

 

                                              (James Baldwin)

 

 

La_prochaine_fois__le_feu            En lisant l’introduction d’Albert Memmi, une sourde frayeur s’empare de vous. Vous ne pouvez vous empêcher de vous demander dans quel monde vous allez plonger. Dès les premières pages du long discours que constitue ce livre, le narrateur se propose de nous révéler « les racines de (la) querelle » qui oppose les Noirs américains à leur pays. On se dit alors : "bon, si ça ne tient qu'à cela..." Mais très vite vous comprenez que cette querelle rejoint l'opposition universelle entre Noirs et Blancs. C'est en clair, la mise en évidence des racines de cette radicale opposition née de la différence de couleur sur laquelle le Blanc a établi son pouvoir et donc sa supériorité qu'il prétend conforme à la volonté divine (le mythe de Cham). Tout ce qui fait que « bien avant que l’enfant noir ne le perçoive et plus longtemps encore avant qu’il ne la comprenne, il a commencé à en subir les effets, à être conditionné par elle », à se mépriser.

            A ce moment du livre, le lecteur ne peut qu'écarquiller les yeux avec la soif de savoir. Pour révéler les racines de cet antagonisme Noir-Blanc, le narrateur va jusqu’au fond de lui-même puiser les sentiments communs aux Noirs, sentiments produits en eux par un monde blanc et chrétien. C’est dans ces sentiments profonds faits d’une encre rouge incandescente que Baldwin a plongé sa plume pour écrire ce texte au ton cru, effroyablement juste et d’une aveuglante clarté.

            Certes, comme disait Montaigne, nous savons tous que « chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition ». Mais, pour ce qui est de l'homme noir, Baldwin montre de manière convaincante qu'il porte en plus de cela la condition que l’homme blanc lui a assignée dans la société des hommes. Partout en effet, écrit-il, les Noirs ne comprennent pas pourquoi les Blancs les traitent comme ils le font. Cette persécution gratuite – parce qu’elle n’a rien à voir avec ce qu’ils ont pu faire – est incompréhensible. Confiné dans son ghetto d'opprimé, les sentiments du Noir sont devenus, comme par voie de conséquence, impénétrables à la pensée blanche. La communication entre Noir et Blanc est rendue impossible. La peinture qu'il fait alors des Noirs opprimés donne la sensation d'entendre gronder une sourde colère, que l'on entendra bientôt ces forces souterraines crier : "Apocalypse now !"

            Oui, "Apocalypse now" aurait pu être le titre du livre. Et si Baldwin l'avait écrit dans les dernières années qui ont précédé la chute des deux tours jumelles aux Etats-Unis, on l'aurait certainement accusé d'avoir inspiré ce crime ou on l'aurait élevé aux nues pour l'avoir prophétisée.

            Forcément, ce pouvoir criminel des Blancs qui ne peut être respecté - parce que construit sur le vol des libertés des Noirs - suscite le besoin de le « bafouer ». Mais, selon Baldwin, ce pouvoir blanc court lui-même inéluctablement à sa perte. Ce livre permet en effet, d’entrevoir la mondialisation actuelle et les diverses formes de luttes qui l’alimentent sous un angle que l’on pourrait appeler « religieux », puisqu’il y apparaît en filigrane un conflit de la pensée et du pouvoir blanc chrétien contre les forces qui émergent de la nature des êtres opprimés. C’est dire que nous vivons une sorte de fin du pouvoir historique de la chrétienté dans les domaines politique et moral. Ce livre est une Bible, une Bible noire ! Car, on peut croire avec Baldwin que les Blancs, aujourd’hui minoritaires sur cette terre mais dont la domination est fondée sur de fausses allégations divines (le mythe de Cham), doivent désormais, impitoyablement, voir se retourner contre eux l’épée dont ils se sont si longtemps servi contre les autres. A ce moment du livre, le lecteur ne peut qu'entrevoir les feux de l'Apocalypse de la Bible.   

            Heureusement, malgré des déchirantes vérités, ce livre est une œuvre d’une humanité bouleversante puisqu’il indique de manière claire l’alternative, seule capable d’arrêter cette course infernale de la pensée blanche nourrie par la chrétienté vers sa fin. Mais ce qui fait que le ton reste effroyable, c'est que ceux qui en détiennent la clef n'en sont nullement conscients. Oui, « les Blancs […] auront bien assez à faire à apprendre à s’accepter et à s’aimer eux-mêmes et les uns et les autres, et lorsqu’ils auront accompli cela […] le problème noir n’existera plus parce qu’il n’aura plus de raison d’être. » Seul donc l’amour peut sauver le monde ! Mais les Blancs en sont-ils capables ? Qui pourrait les réveiller pour qu'ils arrêtent cette machine infernale qui va les emporter et certainement nous avec eux ? La deuxième solution, - un pendant de l’amour – c’est « transcender les réalités sociales et religieuses ». Malheureusement, nous évoluons comme des aveugles vers le précipice !

            Il y a dans ce livre des vérités crues que les Blancs gagneraient à lire et à relire pour savoir ce que les Noirs, dans leur état de servitude, de discriminés, de méprisés, pensent d’eux. Ainsi, ils rendront les sentiments des Noirs pénétrables à leurs pensées. Noir ou Blanc, si vous avez envie de sentir vos tripes remuer au fond de vous-même, si vous voulez, un instant, regarder en face de bouleversantes vérités sur les sentiments des Noirs dans ce monde blanc, lisez ce livre.

°Merci à Liss qui m’a permis de découvrir cette œuvre inoubliable.

 

N.B. Le mythe de Cham : Selon la Bible, Cham, l'un des trois fils de Noé l'aurait vu nu alors qu'il dormait après s'être enivré. Noé maudit alors Canaan, le fils de Cham, à servir d'esclave à ses frères. La chrétienté va se servir de ce récit biblique pour justifier l'esclavage des Noirs en affirmant qu'ils sont les descendants de Canaan et donc de Cham.

Raphaël ADJOBI 

Titre : La prochaine fois, le feu ; 137 pages.

Auteur : James Baldwin

Editeur : Gallimard, Collection Folio. 

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Commentaires
L
"Une colère noire, Lettre à mon fils" de TA-NEHISI COATES prouve combien le thème du livre de Baldwin reste d'actualité...
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S
Très bonne question, Caroline. Personnellement, ce que j'attends d'un livre, c'est qu'il suscite en moi des "visions", c'est-à-dire qu'il qu'il me permette d'avoir des réflexions sur ce qui m'entoure. Les plus beaux livres sont pour moi ceux qui m'ont permiis de dire à l'auteur "merci d'avoir trouver les mots justes pour dire ce que je croyais, ce que je pesnais, ce que je sentais".<br /> <br /> Le livre de Baldwin parlait à la fois d'une époque révolue mais aussi d'une réalité permanente. Cette réalité permanente, on y est sensible ou on ne l'est pas. Gangouéus semble situer cette réflexion dans une époque révolue. Quant à moi, je reste sensible aux germes que Baldwin pense préfigurer l'apocalyse. Mais peut-être que cette dimension du livre est purement intellectuelle et qu'elle ne coïncidera jamais<br /> avec la réalité. Mais ça c'est autre chose.<br /> <br /> Pour répondre en partie à ta question, je dirai que mes billets dont je suis fier sont ceux écrits sur des livres dont les messages sont très forts et qui m'ont permis de voir de façon presqu'immédiate d'autres aspects du monde. Donc je suis fier de ce billet sur "La prochaine fois le feu".
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C
Bonsoir Raphaël,<br /> <br /> Heureusement que j'ai lu les commentaires avant de te répondre, j'aurais quasiment plagié Gangoueus tellement j'ai eu la même impression que lui à quelque chose près.<br /> <br /> Je n'ai pas pensé à Sami T que je connais trop peu, j'ai plutôt pensé aux auteurs de la renaissance de Harlem et à la lettre de James Baldwin à Angela Davis. <br /> <br /> Et pour changer, je me posais la question suivante, finalement le ressenti que nous partageons sur nos lectures n'en dit il pas plus sur nous que sur l'œuvre elle même ? <br /> <br /> Caro
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S
Cher Gangouéus, <br /> <br /> j'ai été surpris de lire "sous ta plume" que le thème de ce livre n'est plus d'actualité. Tu me dis que j'ai fait une analyse très manichéenne du livre. Mais si que le contenu est très manichéen. Il l'est mais avec une porte d'ouverture ou d'espoir. <br /> <br /> En tout cas, je n'ai pas le sentiment que les choses ont beaucoup évolué. J'ignore la situation entre Blancs et Noirs aux Etatrs-Unis ; mais si nous généralisons nos vues, comme je le fais dans mon analyse et comme le fait de temps à autre l'auteur, il me semble que le problème Noir-Blanc est universel et mérite d'être lu sous l'angle de James Baldwin. <br /> <br /> Vois-tu, son livre m'a permis de me dire que j'ai raison de me poser sans cesse des questions sur la présence sous tous les cieux de noyaux d'hommes blancs (aux Etats-unis, en Europe, en Afrique du Sud, en Australie)qui vivent dans l'attente d'un affrontement certain entre Noirs et Blancs. Aussi, ils sont armés et éduquent leurs enfants dans le refus d'une approche fraternelle avec les Noirs. Pourquoi cette attitude extrême n'existe-t-elle pas chez les Noirs ? Pour moi, l'idée de l'auteur selon laquelle tant que l'homme blanc ne s'aimera pas lui-même il ne pourra pas comprendre le Noir et faire tomber la barrière du mépris est encore d'actualité. Parce qu'il n'est pas seulement question de cohabitation pacifique, mais surtout question de "sentiment d'amour" à la place du mépris qui fait que le Noir a constamment le sentiment d'être rejeté et donc qu'il a à se battre contre ce rejet pour vivre.
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K
Attention ! Poids lourd !<br /> Excellent !
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