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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël

18 janvier 2017

Les Ivoiriens veulent émerger de la dictature

    Les Ivoiriens veulent émerger de la dictature

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            Ne nous leurrons pas : les manifestations scolaires d'une ville n'ont jamais fait tomber un régime politique de son piédestal ! Si par cars entiers, les populations de l'intérieur ne descendent pas à Abidjan pour étouffer moralement et politique, durant plusieurs semaines, plusieurs mois, le régime en place, celui-ci attendra chez l'ambassadeur de France que la tempête s'apaise pour refaire surface.

            En clair, dans ce combat des populations contre le pouvoir en ce début d'année 2017, il faut éviter de lâcher prise. Si tu tiens l'adversaire à la gorge ou par les couilles et que tu vois que cela diminue ses forces, tu as tout intérêt à ne pas desserrer ton étreinte. Si tu lâches sa gorge et ses couilles, il s'en souviendra et cherchera à te saisir la gorge et les couilles. D'autre part, il faut éviter d'organiser les manifestations les unes à la suite des autres : après les militaires, les fonctionnaires, puis les élèves... Non ! Ce type de combat est voué à l'échec. Bien au contraire, il faut retenir que l'union fait la force. Dès qu'un groupe descend dans les rues, tous les autres doivent en faire autant. Enfin, une manifestation qui se veut un combat sérieux ne s'improvise pas ; elle s'organise, se structure pour durer, pour représenter une vraie force.

             Une côte d'Ivoire trop belle pour être vraie

            Après un bref séjour en Côte d'Ivoire - plus précisément à Abidjan - une amie française blanche m'a fait le compte rendu suivant : "l'économie semble florissante, de grands travaux sont réalisés et l'on voit de belles voitures, surtout un nombre extraordinaire de 4x4 dans les rues d'Abidjan. En tout cas, tout va bien". A ce discours, j'ai tout simplement répliqué que le trop grand nombre de voitures neuves et surtout de grosses cylindrées comme les 4x4 dans un pays du tiers-monde n'est nullement un signe de richesse mais plutôt le signe qu'il est corrompu. Tous ces véhicules sont des biens mal acquis qui servent de vernis pour cacher la pauvreté mais pas le sous-développement qui est mental avant d'être économique.

            En effet, compte tenu des salaires en Côte d'Ivoire, il est impensable qu'une multitude de personnes qui ne sont ni industriels, ni grands commerçants ou grands cultivateurs puissent s'offrir ces véhicules ; surtout quand on sait qu'elles vivent presque toutes dans des appartements ou des maisons qui trahissent la pauvreté de leur condition. On devine donc aisément que celui qui gagne environ 200.000 frcs CFA par mois (environ 600 euros) mais possède un 4x4 ne l'a obtenu que par un service rendu. Quel service, me direz-vous ?

            Explication ! Si vous permettez à un riche libanais ou à une entreprise française de mettre la main sur un beau terrain ou un marché qui va lui permettre de prospérer, il vous récompense en vous offrant une belle voiture, un beau 4x4. C'est ce que l'on appelle la corruption ! C'est ainsi que par le passé les Africains ont contribué à la traite négrière. Vous vendez une partie des biens de l'Afrique ou de votre pays à un étranger et celui-ci fait votre richesse personnelle. Tout le monde peut alors vous envier.

            Autre exemple : vous êtes à la tête d'un ministère ou d'une société nationale disposant bien entendu d'un budget annuel de fonctionnement. Vous ne faites pas les rénovations, le renouvellement du matériel technique, vous réduisez les missions d'études ainsi que l'amélioration de la qualité des structures sociales devant faire le bonheur des populations ; ce qui dégage suffisamment d'argent pour l'achat de gros 4x4 pour vous et vos proches collaborateurs qui vous deviennent ainsi redevables et gardent le silence. C'est ainsi que l'on ruine un Etat et que les travaux destinés à soulager les populations ne sont jamais réalisés ou sont réalisés à moindre frais et sont donc forcément de moindre qualité.

                         La réalité et la solution                                             

            Pendant ce temps, les populations se plaignent de l'électricité trop cher, la ménagère se plaint des produits importés trop chers, les automobilistes pestent devant le prix de l'essence, le paysan ne sait plus s'il faut qu'il récolte son café ou qu'il le laisse pourrir au regard du prix qu'on lui propose. Et parce que toutes ces personnes vivent avec l'image de leurs parents en prison pour avoir applaudi une autre personne que le président, et sachant qu'elles ne disposent d'aucune tribune pour exprimer leurs besoins pour les faire prendre en compte, la manifestation publique, voire la violence publique devient une solution. Mais pour que cette force publique triomphe, il lui faut se structurer et s'en prendre précisément aux organes économiques qui font la puissance de ce pouvoir et de ses protecteurs étrangers : le café et le cacao ! On ne combat pas une dictature avec des armes démocratiques !

Raphaël ADJOBI         

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10 janvier 2017

Tombe, tombe au fond de l'eau (Mia Couto)

                              Tombe, tombe au fond de l’eau

                                                     (Mia Couto)

Tombe, tombe

C’est toujours un grand risque pour un écrivain de donner à son récit un ancrage trop prononcé dans la réalité sociale d’une contrée. C'est souvent la meilleure façon de déboussoler le lecteur qui peut ne pas voir derrière le particulier l’universalité des êtres et de leurs sentiments. Mais quand cette entreprise est réussie, quel grand bonheur !

            Toute la beauté du roman de Mia Couto repose sur une « narration très africaine », voire mozambicaine – c’est-à-dire – une histoire imprégnée de l’Afrique lusophone. Comprenez par là que le style ne peut nullement être celui d’un africain francophone ou anglophone. L’histoire des peuples est faite de souffrances ; et quand du verbe s’exhalent des senteurs aux parfums locaux - ici coloniaux - la littérature prend un ton à nul autre pareil.

            Dans ce bref récit – moins d’une centaine de pages –organisé en huit chapitres qui se présentent comme huit nouvelles, nous pénétrons dans l’âme d’un vieux pêcheur passant son temps à courtiser sa voisine mulâtre qui, un jour, a échoué là telle l’épave d’un ancien navire dont il imagine les charmes d'antan plus étincelants encore que ce qu’il en sait du prêtre du village. Quant à Luarmina, la voisine mulâtre, comme repue de son passé brumeux, elle ne semble désirer rien d’autre qu’entendre le récit de la vie et des rêves du vieux voisin pêcheur. Le roman progresse donc entre séduction et délicate prise de distance ; l’un et l’autre des protagonistes évitant de briser le fil de la communication par une brutale déclaration ou par un rejet définitif.

            Un roman poétique, plein de formules charmantes comme : « vous pouvez avoir été caressé par une main, un corps mais aucune caresse ne reflète autant votre âme comme la larme qui glisse » ; ou « là où il est toujours midi, tout est nocturne ». Et pour finir, saurez-vous dire quelle est la différence entre un Blanc sage et Noir sage ? Non ? Alors il ne vous reste qu’à lire le livre, véritable trésor du point de vue du style.

Raphaël ADJOBI

Titre : Tombe, tombe au fond de l’eau,  78 pages

Auteur : Mia Couto

Editeur : Chandeigne,  novembre 2015.

24 décembre 2016

Bug-Jargal (Victor Hugo)

                                                        Bug-Jargal

                                                       (Victor Hugo)

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            Ce roman de Victor Hugo n'est certainement pas celui que ses grands lecteurs préfèrent ou préfèreront. C'est un roman de jeunesse qui, bien que remanié et étoffé quelques années plus tard, porte de manière trop forte le goût romantique de son époque. L'effusion des grands sentiments atténue considérablement la vigueur de l'esprit révolutionnaire que l'on s'attendrait à y trouver.

            Bug-Jargal est en effet l'histoire romancée de la révolution en Haïti, alors Saint-Domingue. Nous sommes précisément en 1791 et même les esprits les plus prompts à s'alarmer ne s'attendaient pas à la révolte des esclaves noirs. "On méprisait trop cette classe pour la craindre" ; aussi l'a-t-on exclue du champ d'action de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789. Mais, deux ans plus tard, "la vengeance [...], ce fruit amer qui murit si tard" finit par devenir un volcan en ébullition.

            Pour nous plonger au cœur de la société des esclaves en révolte et nous faire découvrir à la fois leurs stratégies et leurs antagonismes, Victor Hugo fait de son héros un jeune soldat blanc prisonnier des insurgés.  Et dans cette société à feu et sang, il fait dominer l'image de Bug-Jargal, un colosse noir plein d'humanité et de grandeur et qui chante des sérénades à une Blanche dont il est amoureux ; peinture surprenante à une époque où le mépris qui animait le cœur des Blancs ne leur permettait pas de prêter aux Noirs des sentiments nobles.

            On retiendra aussi que la peinture de l'omnipotence et de la violence des chefs régnant dans les camps des insurgés faite par Victor Hugo tend à discréditer leur force, leur puissance ainsi que la grandeur de leur idéal. Cependant, la victoire sur l'armée française de bandes de révoltés subissant la tyrannie de leurs chefs prouve bien la faiblesse d'une France incapable de surpasser sa suffisance  et se complaisant dans une politique de terreur consistant à décapiter des Noirs. 

            Malgré le romantisme et ses grands sentiments qui prennent beaucoup de place, Bug-Jargal est un roman au style agréable et plein de détails historiques très instructifs quant aux pratiques des colons et leur rôle dans la politique française qui a conduit à l'embrasement de l'île appelée alors la "perle des Antilles".

Raphaël ADJOBI

Titre : Bug-Jargal, 327 pages (L'image illustrative ne correspond pas à l'édition lue)

Auteur : Victor Hugo

Editeur : L.G.F, collection Les classiques de poche, 2016.

19 décembre 2016

Les Etats-Unis n'ont pas aboli l'esclavage ; ils l'ont fait évoluer

   Les Etats-Unis n'ont pas aboli l'esclavage ; il 'ont fait évoluer

LE 13e

            Sans doute que vous faites partie de ces millions de personnes convaincues qu’il y a aux Etats-Unis plus de prisonniers noirs que blancs parce que les premiers commettent plus de délits. Détrompez-vous ! « Juste après la guerre de Sécession (1861–1865) , les Afro-Américains étaient déjà arrêtés en masse pour des délits mineurs et forcés de travailler pour reconstruire le pays ». Aux dires de la réalisatrice du documentaire LE 13e – Ava DuVernay – cette pratique a été favorisée par le fantasme blanc selon lequel le Noir est dangereux (1). C’est d’ailleurs cette idée du Noir barbare qui a été popularisée au début du XXe siècle par le film Naissance d’une nation et donné une ardeur nouvelle au Ku Klux Klan.

            En effet, sans ce fantasme, comment pourrions-nous comprendre la ségrégation raciale et les diverses politiques de criminalisation des Noirs. C’est justement ce qu’Hélène Marzolf qui a vu le film LE 13e explique dans son bel article publié au début du mois de décembre dans Télérama. « Nixon a pourchassé les leaders des mouvements des droits civiques et exploité la guerre contre la drogue pour décimer la communauté noire. Logique poussée ensuite à son paroxysme avec Reagan, qui a notamment pénalisé lourdement le crack » puisqu’il l’a fait considéré comme un instrument génocidaire. En d'autres termes, dans les quartiers pauvres des Noirs, ceux qui en fument commettent un génocide et méritent une longue peine de prison. Enfin comme si cela ne suffisait pas, c’est Bill Clinton qui va faire exploser le nombre de Noirs incarcérés dans les années 1990. Il paraît qu’il reconnaît cette responsabilité aujourd’hui.

            Selon Hélène Marzolf, LE 13e montre excellemment « les intérêts économiques à l’œuvre derrière cette stratégie du bouc émissaire », derrière ces politiques de criminalisation des Afro-Américains. En faisant passer des lois augmentant le nombre de condamnations et la durée des peines, on favorise les activités économiques de certaines sociétés privées ! Elle cite la responsable de la justice des mineurs, Kyung-Ji KateRhee, qui explique la situation en ces termes : « Tout a été programmé pour assurer un arrivage régulier de détenus afin de générer du profit pour les investisseurs ».

            Le constat de l’état de ce pays, considéré comme le leader du monde libre, que fait la journaliste est finalement celui-ci : « Aujourd’hui, un Noir sur trois risque de se retrouver derrière les barreaux au cours de sa vie, pour un blanc sur dix-sept » ! Oui, vous avez bien lu ! Un Américain noir sur trois est condamné d’avance à faire de la prison. Tout est programmé d’avance, de telle sorte qu’aujourd’hui « il y a plus d’Afro-Américains sous supervision pénale que d’esclaves dans les années 1850 ».

            Il faut le dire haut et fort : les blancs qui ont fait les lois y ont volontairement laissé des failles suffisantes dans lesquelles ils peuvent s’engouffrer allègrement et se comporter en criminels en toute légalité. Ainsi, le 13e amendement de la Constitution américaine abolit la servitude sauf – retenez bien cette précision  – « pour un crime dont l’individu aura été dûment déclaré coupable ». Tu commets un délit, tu es reconnu coupable donc on peut t’appliquer la servitude, pour ne pas dire l’esclavage. « Peu de gens mesurent à quel point le passé esclavagiste des Etats-Unis est destructeur, omniprésent et handicapant » (Bryan Stevenson).

(1) :  Le documentaire n'est disponible que sur NETFLIX

(2) : Bryan Stevenson, avocat et militant noir, entretien publié dans le Courrier international de septembre-octobre-novembre 2016).

Raphaël ADJOBI    

13 novembre 2016

Philida (André Brink)

    Philida ou l'ancêtre esclave d'André Brink                                            

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            Avec Philida, André Brink nous plonge dans les eaux troubles de sa famille. Captivant du début à la fin, ce roman est assurément l'un des plus beaux sur l'esclavage. En modifiant quelque peu les propos que l'auteur prête à l'un de ses personnages, nous pouvons ainsi résumer l'esprit de l'œuvre : "Un jour le SeigneurDieu a décrété : Que la lumière soit. Et la lumière fut. Et puis, il a dit : Que les [Blancs] soient [en Afrique du sud]. Et [l'Afrique du sud] grouilla de [Blancs]. Et puis un jour, il a parlé et il dit : Que les Brink soient. Et ça été la chienlit".

            C'est avec ce ton d'une déroutante franchise que l'illustre romancier sud-africain nous ouvre pour ainsi dire l'album de sa famille et nous fait découvrir avec effroi la vie mouvementée de l'esclave Philida. En effet, celle-ci a été durant son enfance la compagne de jeu idéale d'un de ses ancêtres. La jeune esclave affectée à la confection des tricots pour la famille et François Brink grandiront ensemble et connaîtront ce qu'un garçon et une fille qui ne se quittent pas finissent par connaître. Malheureusement pour Philida, et heureusement pour François Brink, le sang des Noirs ne compte pas parce qu'ils ne font pas partie de l'humanité.

            Dans ce roman, André Brink montre de façon volontairement outrageante l'esprit des Blancs imbus de leurs droits sur le reste de l'humanité. "La blancheur de notre peau - laisse-t-il dire - prouve que nous sommes les fils du Seigneur. [...] Nous sommes arrivés blancs sur cette terre et, à la grâce de Dieu, blancs nous serons au jugement dernier". Les jeunes esclaves noires dont père et fils abusent en toute impunité - parfois au prix de fallacieuses promesses - les enfants métis qu'ils vendent pour avoir la conscience tranquille ou qu'ils noient pour cacher leur adultère quand ce n'est pas pour éviter de contrecarrer un mariage avantageux, tout cela doit être caché aux yeux des autres Blancs pour s'assurer le paradis. Par ailleurs, aller avec ses enfants assister à la pendaison d'un Noir est le gage de la pérennité de la suprématie blanche.

            Mais dès l'enfance, Philida est apparue comme une questionneuse et une raisonneuse. Quand elle recevait régulièrement les coups de fouet, "[...] même les jours ordinaires quand (elle) portait les seaux de merde ou les pots de chambre pour les vider dans le grand trou à l'arrière, [...] ou même les bons jours où (elle) pouvait rester assise à tricoter pendant des heures, (elle) pensait : [...] ça peut pas être réduit à ça, la vie.[...] Un jour, il se passera quelque chose qui changera tout". Ce jour est-il enfin arrivé quand elle découvre que son sang ne compte pas ? Que ses enfants ne comptent pas ?

            En tout cas, avec Philida, André Brink fait bruyamment souffler un vent de liberté dans les branches de l'arbre généalogique d'une famille blanche sud-africaine. Et tout le mérite lui revient parce que cette famille, c'est la sienne.

Raphaël ADJOBI

Titre : Philida, 373 pages. / Une conférence sur les réparations

Auteur : André Brink

Editeur : Actes Sud, 2014.

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5 novembre 2016

Le Code du piéton noir aux Etats-Unis d'Amérique (par Garnette Cadogan)

   Le code du piéton noir aux Etats-Unis d'Amérique

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Voici l’extrait d’un article de l’essayiste et journaliste Garnette Cadogan d’origine jamaïcaine, publié dans la revue américaine biannuelle Freeman’s le 1er octobre 2015 et repris par le Courrier international du 29 septembre 2016. Garnette Cadogan nous montre que « dans la rue, la liste est longue des comportements à éviter pour les Africains-Américains : ne pas courir, ne pas porter de capuche, ne pas poireauter à un croisement… Une méprise est si vite arrivée ». Quand l'arbitraire est érigé en loi implacable contre une catégorie humaine...

Quand je suis arrivé à New York, en 2005, j’étais un adulte prêt à se perdre dans « les foules de Manhattan avec leur chœur turbulent et musical »(Walt Whitman). […] Je longeais les gratte-ciel de Midtown, qui déversaient dans les rues leur énergie sous formes de personnes affairées, et gagnais l’Uppper West Side, avec ses immeubles majestueux de style Beaux-Arts, ses habitants élégants et ses rues bourdonnant d’activité. [...] Quand l’envie me prenait de respirer l’ambiance du pays, je filais à Brooklyn, dans le quartier de Crown Feights, pour trouver cuisine, musique et humour jamaïcains. La ville était mon terrain de jeu.

Mais la réalité m’a vite rappelé que je n’étais pas invulnérable.

                                                        Regards hostiles

            Un soir, dans East Village, je courais pour aller au restaurant lorsqu'un Blanc devant moi s'est retourné et m'a expédié dans la poitrine un coup de poing si violent que j'ai eu l'impression que mes côtes s'étaient tressées autour de ma colonne vertébrale. J'ai d'abord supposé qu'il était ivre mais j'ai vite compris qu'il avait tout simplement cru, parce que j'étais noir, que j'étais un criminel voulant l'attaquer par derrière.

            Si j'ai rapidement oublié cet incident, classé au rang de l'aberration isolée, il m'a été impossible d'ignorer la méfiance mutuelle entre la police et moi. Elle était quasiment instinctive. Ils déboulaient sur un quai de métro ; je les apercevais. (Et je remarquais que tous les autres Noirs enregistraient également leur présence, alors que presque tous les autres voyageurs ne leur prêtaient aucune attention.) Ils me dévisageaient d'un regard hostile. Cela me rendait nerveux, et je leur jetais un coup d'œil. Ils m'observaient fixement. J'étais de plus en plus mal à l'aise. Je les observais à mon tour tout en craignant de leur paraître suspect. Ce qui ne faisait qu'accroître leurs suspicions. Nous poursuivions ce dialogue silencieux et désagréable jusqu'à ce que la rame arrive et nous sépare enfin.

                                                          Nulle excuse

            Je m'étais fixé une série de règles : ne jamais courir, surtout la nuit ; pas de geste brusque ; pas de capuche ; aucun objet brillant - à la main ; ne pas attendre des amis au coin d'une rue, de crainte d'être pris pour un dealer ; ne pas traîner à un coin de rue en téléphonant sur mon portable (pour la même raison). Le confort de la routine s'installant peu à peu, j'en suis évidemment venu à enfreindre certaines de ces règles, jusqu'à ce qu'une rencontre nocturne me les fasse diligemment réadopter.

            Après un somptueux dîner italien et quelques verres pris avec des amis, je courais en direction de la station de métro de Colombus Circle - je courais parce que j'étais en retard pour rejoindre d'autres amis. J'ai entendu quelqu'un crier, j'ai tourné la tête et j'ai vu un policier qui s'approchait, son pistolet braqué sur moi. "Contre la voiture !" En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, une demi-douzaine de flics m'ont entouré, plaqué contre une voiture et m'ont menotté. "Pourquoi courais-tu ?" Les flics ont ignoré mes explications et ont continué à me harceler. Tous sauf un : un capitaine. Il a posé la main sur mon dos et a déclaré à la cantonade : "s'il avait couru depuis un moment, il transpirerait". Il m'a expliqué qu'un Noir avait poignardé un passant quelque temps auparavant à deux ou trois bloc de là et qu'ils le recherchaient. Il m'a dit que je pouvais partir. Aucun de ceux qui m'avaient interpellé n'a jugé nécessaire de me présenter des excuses. Ils semblaient estimer que ce qui était arrivé était ma faute parce que je courais.

            J'ai alors réalisé que ce que j'aimais le moins dans le fait de marcher dans New York, ce n'était pas de devoir apprendre de nouvelles règles de navigation et de socialisation - chaque ville a les siennes. C'était plutôt l'arbitraire des circonstances dans lesquelles ces règles s'appliquaient, un arbitraire qui me donnait l'impression d'être redevenu un gamin, qui m'infantilisait. Quand nous apprenons à marcher, chaque pas est dangereux. Nous apprenons à éviter les collisions en étant attentifs à nos mouvements et très attentifs au monde qui nous entoure. En tant qu'adulte noir, je suis souvent renvoyé à ce moment de l'enfance où je commençais juste à marcher. Je suis en alerte maximum, aux aguets. Une bonne part de ma marche ressemble à la description qu'en avait faite un jour mon amie Rebecca : une pantomime exécutée pour éviter la chorégraphie de la criminalité.

                                                            Vigilance

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            Marcher, quand vous êtes noir, restreint l'expérience de la marche. Au lieu d'avoir le sentiment de flâner sans but dans les pas de Witman, Melville, Kazin et Gornick, j'ai souvent l'impression de marcher sur la pointe des pieds de Badwin - le Badwin qui écrivit, dès 1960 : "Rare est en effet le citoyen de Harlem, depuis le paroissien le plus circonspect jusqu'à l'adolescent le plus remuant, qui n'a pas des tas d'histoires à raconter sur l'incompétence, l'injustice et la brutalité de la police. Je les ai moi-même subies ou en ait été témoin plus d'une fois." Marcher me donne à la fois le sentiment d'être plus éloigné de la ville, en raison de la conscience que j'ai d'y être perçu comme suspect, et d'en être plus proche, par l'attention permanente qu'exige ma vigilance. Cela m'amène à me promener de façon plus déterminée, à me fondre dans le flux de la ville plutôt que de m'en tenir à distance pour pouvoir l'observer. Marcher - l'acte simple et répétitif consistant à mettre un pied devant l'autre afin de ne pas tomber - ne se révèle pas si simple que cela lorsque vous êtes noir.

Garnette Cadogan

Article publié le 1er octobre 2015.

° Images : le Courrier international.

10 octobre 2016

Ma part de Gaulois (Magyd Cherfi)

                                                 Ma part de Gaulois

                                                        (Magyd Cherfi)

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Ce livre a tout pour plaire : un style multiforme - langage soutenu, courant, familier, argot banlieusard, voire grossier - exprimant des aspirations étourdissantes desquelles émerge une âme de la banlieue toulousaine de la fin des années 70, assoiffée d'une plus grande fraternité culturelle avec le reste de la France ; une âme symptomatique d'une banlieue qui aspire à « sa part de gaulois ».

            En effet, isolés d'une part « derrière le périph », loin de ceux qui s'appellent entre eux Français, et coincés d'autre part entre les exigences ou les attentes démesurées des parents et l'école qui ne leur apprenait « rien d'une quelconque histoire les concernant [...], tous ces bouquins qui ne disaient rien de bien sur eux », les jeunes nés de parents immigrés ont fini par s'inventer une communauté avec ses valeurs arabes et même une manière de s'exprimer en français qu'ils voudraient distinctive. On comprend donc que Magyd Cherfi apparaisse dans cet univers comme « l'étendard nouveau de la banlieue ». Et pourtant, parce qu'il avance en creusant son sillon fleurant bon la langue de Flaubert, de Victor Hugo, de Zola, il est – pour le bonheur du lecteur – la risée de toute la jeunesse très inventive quand il s'agit de sarcasmes. Et quand on ajoute à cela qu'il est le premier arabe du quartier à préparer le bac, on frise le délire et le lynchage ! Des pages magnifiques !

            « Le bac !!!! Une anecdote pour les Blancs, un exploit pour l'indigène ». « Si tu as le bac, lui dit sa mère, je serai ton esclave, tu pourras tout me demander, un bifteck, du poulet, de la viande tous les jours, au désert tu auras des gâteaux tous les jours aussi, tiens, je t'achèterai des Adidas ». Je vous laisse imaginer quelle peut être la relation entre une mère illettrée arabe et son fils qui prépare le bac. En tout cas, chaque page qui nous les montre ensemble est un vrai délice.

            Ma part de gaulois est un récit à la fois émouvant, drôle et plein de belles réflexions grâce au regard de la banlieue sur la société française très avare à son égard quand il s'agit de culture et qui semble pour ainsi dire la condamner aux soutiens scolaires et aux ateliers divers. Et au moment où cette banlieue tente de faire une entrée qu'elle rêve fracassante dans le camp des « Français » grâce à son atelier théâtre, on reste hilare devant sa déclaration d'amour à la France ou son serment pour une intégration réussie. Un bijou ! La peinture des relations entre les filles et les garçons arabes retiendra certainement l'attention de nombreux lecteurs parce qu'elle est absolument troublante.

            Un beau roman, léger et parfois rythmé comme un slam. Tout en dévoilant les rancœurs, les préjugés, les peines et les rêves de la banlieue, il est de toute évidence une déclaration d'amour à la France et à sa culture littéraire. Magyd Cherfi n'oublie pas en effet que « l'exception française c'est d'être Français et de devoir le devenir ».

Raphaël ADJOBI

Titre : Ma part de gaulois, 259 pages.

Auteur : Magyd Cherfi

Editeur : Actes Sud, 2016 

 

10 octobre 2016

Ma part de Gaulois (Magyd Cherfi)

                                         Ma part de Gaulois

                                                  (Magyd Cherfi)

            Ce livre a tout pour plaire : un style multiforme - langage soutenu, courant, familier, argot banlieusard, voire grossier - exprimant des aspirations étourdissantes desquelles émerge une âme de la banlieue toulousaine de la fin des années 70, assoiffée d'une plus grande fraternité culturelle avec le reste de la France ; une âme symptomatique d'une banlieue qui aspire à « sa part de gaulois ».

            En effet, isolés d'une part « derrière le périph », loin de ceux qui s'appellent entre eux Français, et coincés d'autre part entre les exigences ou les attentes démesurées des parents et l'école qui ne leur apprenait « rien d'une quelconque histoire les concernant [...], tous ces bouquins qui ne disaient rien de bien sur eux », les jeunes nés de parents immigrés ont fini par s'inventer une communauté avec ses valeurs arabes et même une manière de s'exprimer en français qu'ils voudraient distinctive. On comprend donc que Magyd Cherfi apparaisse dans cet univers comme « l'étendard nouveau de la banlieue ». Et pourtant, parce qu'il avance en creusant son sillon fleurant bon la langue de Flaubert, de Victor Hugo, de Zola, il est – pour le bonheur du lecteur – la risée de toute la jeunesse très inventive quand il s'agit de sarcasmes. Et quand on ajoute à cela qu'il est le premier arabe du quartier à préparer le bac, on frise le délire et le lynchage ! Des pages magnifiques !

            « Le bac !!!! Une anecdote pour les Blancs, un exploit pour l'indigène ». « Si tu as le bac, lui dit sa mère, je serai ton esclave, tu pourras tout me demander, un bifteck, du poulet, de la viande tous les jours, au désert tu auras des gâteaux tous les jours aussi, tiens, je t'achèterai des Adidas ». Je vous laisse imaginer quelle peut-être la relation entre une mère illettrée arabe et son fils qui prépare le bac. En tout cas, chaque page qui nous les montre ensemble est un vrai délice.

            Ma part de gaulois est un récit à la fois émouvant, drôle et plein de belles réflexions grâce au regard de la banlieue sur la société française très avare à son égard quand il s'agit de culture et qui semble pour ainsi dire la condamner aux soutiens scolaires et aux ateliers divers. Et au moment où cette banlieue tente de faire une entrée qu'elle rêve fracassante dans le camp des « Français » grâce à son atelier théâtre, on reste hilare devant sa déclaration d'amour à la France ou son serment pour une intégration réussie. Un bijou ! La peinture des relations entre les filles et les garçons arabes retiendra certainement l'attention de nombreux lecteurs parce qu'elle est absolument troublante.

            Un beau roman, léger et parfois rythmé comme un slam. Tout en dévoilant les rancœurs, les préjugés, les peines et les rêves de la banlieue, il est de toute évidence une déclaration d'amour à la France et à sa culture littéraire. Magyd Cherfi n'oublie pas en effet que « l'exception française c'est d'être Français et de devoir le devenir ».

Raphaël ADJOBI

Titre : Ma part de gaulois, 259 pages.

Auteur : Magyd Cherfi

Editeur : Actes Sud, 2016  

25 septembre 2016

Mwanana, la petite fille qui parlait aux animaux (Liss Kihindou)

                Mwanana, la petite fille qui parlait aux animaux

Avertissement : En réalité, Liss Kihindou n'avait aucune connaissance du mythe auquel j'ai rattaché son récit. L'Afrique est vaste et multiple. Heureuse coïncidence donc ! Si nous retenons que - depuis toujours - de tous les coins du monde naissent des récits qui font parler les animaux avec par conséquent une fictive communication langagière avec les hommes, celui inventé par Liss kihindou rend cette communication plausible à un moment donné de l'histoire de l'humanité.

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            La grande faiblesse de la littérature africaine réside dans le peu de place qu’elle accorde à la jeunesse, surtout aux moins de 11 ans. En voulant rivaliser avec la littérature européenne qui occupe la quasi-totalité de l’espace scolaire de leurs pays, les auteurs africains ou d’origine africaine ont longtemps négligé l’univers des enfants du primaire. Or, c’est dans ces premières classes et donc dans ces premiers temps de la vie où les sens s’éveillent et butinent avidement tout ce qui se présente à eux – avant qu’ils ne deviennent plus exigeants dans leurs choix – que nous devons leur proposer les récits du monde noir afin que les enfants s’en imprègnent plus durablement.

            Nul doute que Liss Kihindou, que l’on sait passionnée de poésie et d’essais, a fait le même constat que nous de la grande vacuité de cet espace littéraire africain et décidé de l’investir. Mwanana la petite fille qui parlait aux animaux, son premier roman pour la jeunesse, reprend un mythe très populaire dans certaines contrées d’Afrique : la capacité des jeunes enfants à communiquer avec les animaux. En effet, on raconte un peu partout que lorsque les adultes sont dans les champs et les petits enfants laissés à la garde de leurs aînés de sept ou huit ans, des hommes-singes ou des singes géants venaient allègrement partager leurs jeux et disparaissaient subrepticement avant le retour des parents. De ce mythe, Liss Kihindou tire un conte explicatif agréable qui rappelle les premiers temps de l’humanité chers aux textes dits sacrés.

            Grâce à ce don merveilleux que la nature accorde encore à son âge, les aventures de la petite Mwanana nous fait passer du monde enjoué des animaux à celui très organisé des humains mais soumis aux multiples nécessités et inversement. Une intercommunication entre deux univers – bénéfique aux hommes – dont ce livre a pour but d’expliquer le terme. Si certains chapitres – surtout ceux relatant le monde des humains avec une accumulation de termes locaux que l’on ne peut retenir – nous éloignent parfois du sujet du livre, les derniers, bien structurés et bien menés, concluent admirablement ce récit qui nous réconcilie avec les mythes africains.

            Espérons que les familles et surtout les instituteurs africains feront un bon accueil à ce livre qui participe à l’appropriation par les enfants noirs des mythes qui peuplent l’Afrique des forêts.

Raphaël ADJOBI

Titre : Mwanana, la petite fille qui parlait aux animaux, 74 pages.

Auteur : Liss Kihindou ; illustrations de Terry Copaver.

Editeur : L’Harmattan Jeunesse, 2016.

10 septembre 2016

Côte d'Ivoire, le pays déchiré de mon grand-père (Sylvie Bocquet N'guessan)

Côte d'Ivoire, le pays déchiré de mon grand – père

                               (Sylvie Bocquet N'guessan)

Sylvie Bocquet N'gu

Vivre la guerre à distance, souffrir pour ceux que l’on aime et qui sont « là-bas », en terre étrangère, est toujours cause de traumatismes dont on ne soupçonne pas les conséquences sur notre  santé physique et mentale. Tous les Français qui sont dans cette situation – comme l’ancien président Nicolas Sarkozy, Nadine Morano et Manuel Valls – savent très bien que tout ce qui atteint durement la famille vivant à l'étranger est pour eux une profonde affliction. Encore plus grande  est cette souffrance à distance quand le soutien du bourreau est notre chère France.

Merci donc à Sylvie Bocquet N’guessan d’avoir pensé à laisser trace des peurs, des angoisses, des frustrations de toute sa famille devant le mur d’incompréhension d’une France ignorante du pouvoir destructeur de nos gouvernants quand il s’agit de nos anciennes colonies. Son livre est le récit d’une jeune fille blanche – je suis obligé de le dire – de quatorze ans qui raconte avec minutie la vie de sa famille lors des événements dits de « la crise postélectorale ivoirienne  ». Oui, Marguerite la narratrice est blanche et son grand-père est noir ; et comme il convient dans l’ordre des choses, elle aime son grand-père ivoirien pour lequel elle et ses parents s’inquiètent.

Si avant les événements dits de « la crise postélectorale ivoirienne » un rituel matinal était inconsciemment établi autour du poste de radio au moment du petit déjeuner familial, avec la guerre en Côte d’Ivoire, ce rituel était devenu incontournable parce qu’attendu et redouté. En effet, ce sont les informations distillées par la radio qui rythment le récit, les actions et les réflexions des membres de la famille faites d'angoisses, d'espoirs et de peurs.

Le charme de ce livre tient au regard que Marguerite pose sur toute sa famille et particulièrement sur sa mère et sa grande sœur qui, de toute évidence, vivent plus intensément la « crise ivoirienne » dans laquelle les discours partisans des journalistes permettent à chacun de découvrir le rôle ô combien manipulateur de la France. On apprécie également la distance que parvient à prendre la jeune narratrice par rapport aux événements - et cela grâce à l'acte d'écriture - pour analyser de manière précise les réflexions et les sentiments de sa mère qui tremble pour son père en Côte d'Ivoire. Elle parvient excellemment à montrer une famille fragilisée par un événement lointain et faire trembler le lecteur pour des personnages au bord de la crise de nerf.

Raphaël ADJOBI

Titre : Côte d'Ivoire, le pays déchiré de mon grand-père, 81 pages.

Auteur : Sylvie Bocquet N'guessan

Editeur : L'Harmattan, 2012

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